Oedipe (Mireille Miéville)

Nicolas dessine.

J’entends le léger crissement de la mine sur le papier, les coups de gomme frénétiques. Très concentré, il dessine avec minutie les blocs de pierre du pont, ajoutant ça et là une touffe d’herbe, un creux, une ombre. La perspective lui pose problème, il doit sans cesse retoucher l’arche du pont, l’inclinaison des pierres apparentes. Il soupire, abandonne le pont pour un temps et se remet à mon visage. J’ai déjà deux oreilles, un nez bien marqué, des cheveux bouclés d’un noir de jais. Il attaque les yeux, puis, mécontent du résultat, efface mes traits et recommence.

Il place la pupille dans mon œil droit lorsqu’on sonne à la porte. C’est Adrien, son fils adoptif, qui lui a annoncé sa visite. Nicolas se lève de la table à dessin, crispé, tendu. Son fils, c’est de la mauvaise graine, à ce que j’ai entendu. Il vient lui réclamer de l’argent, encore et encore, sans respect pour le travail acharné de son père. Aujourd’hui, il arrive le sourire aux lèvres. Il ne demande rien, ce qui, je le vois, détend son père. Il sourit à son tour, lui offre une bière, et ils discutent de la nouvelle amie de Nicolas. Ça devient sérieux entre eux. On commence d’ailleurs à voir sa patte dans la maison : de nouveaux coussins colorés décorent le canapé, un napperon en dentelle a trouvé sa place sur la commode. Jusque sur la table à dessin, où les stylos et crayons sont depuis peu regroupés dans de coquets pots en terre cuite.

Adrien, tout en miel, se penche sur le dessin inachevé et montre un intérêt très inhabituel. Qui est ce personnage debout sur le pont ? À quelle histoire appartient-il ? Et quel est ce groupe qui surgit à l’horizon ? Nicolas explique que l’action se passe quelque part en Grèce et que l’homme esquissé – moi ! – s’appelle Œdipe. Il ajoute que de l’autre côté du pont arriveront des cavaliers et qu’il y aura une bagarre qui ne sera pas sans conséquence pour leurs descendants. Nicolas, enthousiaste, brûle de raconter la légende qu’il illustre, mais, devant le regard vide de son fils, il renonce à poursuivre et se dirige vers la bibliothèque pour lui montrer son dernier album.

C’est alors que tout s’accélère. Le fils maudit lève son bras et brandit un couteau sorti de nulle part. J’aimerais crier, mais Nicolas n’a pas encore dessiné ma bouche. J’essaie de toutes mes forces de bouger mon bras appuyé sur mon bâton, malheureusement le léger déplacement du trait passe inaperçu. Le père n’a rien vu, il cherche l’album tandis que son fils, dans son dos, ajuste tranquillement son coup. Et soudain le sang jaillit. Le couteau ressort et plonge à nouveau dans le corps de mon créateur. Il se retourne légèrement en tombant, et depuis ma feuille, je peux voir ses yeux exorbités et sa bouche stupéfaite. Bientôt, perforé de toutes parts, son corps ne bouge plus.

Adrien s’essuie le visage avec le napperon en dentelle, il a un rictus de satisfaction. Il entreprend ensuite de mettre la pièce à sac, jetant les albums de son père au sol et raflant tout ce qui a de la valeur pour lui. Mon visage se creuse, des larmes de graphite coulent sur ma tunique. Un sanglot attire l’attention d’Adrien. Il me lance un regard ironique, froisse le pont, les cavaliers et moi dans son poing et laisse tomber la boule de papier sur le corps de Nicolas, en disant : « Tiens, Œdipe, prends-en de la graine ! ».

 

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