Une petite vie de timbrés (Laura Ferreira)

Je la regardais tous les soirs : débarrasser la table, ranger chaque chose à sa place, nettoyer, se faire sa tisane, se rasseoir à table, aller chercher sa boîte, l’ouvrir, en sortir les feuilles et déposer cette même boîte à sa droite. Prendre sa plume bleue puis écrire, écrire et écrire. Plier sa lettre en trois, horizontalement, la glisser dans l’enveloppe, lécher le bord pour la coller, écrire ses coordonnées à l’arrière puis l’adresse du destinataire sur le devant. Reprendre la boîte, en sortir le timbre, le lécher à son tour et le coller sur l’enveloppe, en-haut à droite. Puis, comme tous les soirs, se lever, ranger sa plume, sa boîte, la remettre dans le buffet et poser sa lettre sur le meuble de l’entrée pour ne pas oublier de la poster le lendemain.

Trente-cinq ans que rien n’a changé ! Tout a toujours été petit chez elle. A commencer par son physique : 1 mètre 50, de petits yeux serrés, un petit nez. Un petit cerveau aussi ! Jamais rien n’a été grand, tout a toujours été calculé petit : « On n’achète pas trop Henry, un ça suffit ! Pas de bain ce soir Henry, déjà eu un mardi ! » Jamais rien en trop dans le frigo. Jamais de friandise, de petit plaisir, jamais de spontanéité. Aucun vice, jamais de copains invités, jamais de cadeau surprise. Toujours tout anticiper. Même les menus de la semaine ont toujours été planifiés. Lundi : nouilles. Mardi : pot-au-feu (même en été). Mercredi : poulet rôti. Jeudi : tomates au four, steak. Vendredi : poisson, évidemment ! Samedi : risotto. Et dimanche (chouette !) : ragoût.

Depuis trente-cinq ans, jamais changé.

Et tous les soirs, même rituel. Seul plaisir qu’elle s’est autorisé, c’est ce foutu papier à lettres et ses timbres pour correspondre avec la famille, les cousines, parce que « tu comprends Henry, garder contact, c’est important ! ».

Elle n’a pas encore compris que maintenant, il y a le téléphone, WhatsApp, internet. Enfin, elle a compris mais « trop cher ! »

J’ai essayé d’en parler, de lui montrer. Mais non, butée. Encore quelque chose de trop petit chez elle : son esprit.

Alors je l’ai fait. J’y ai longuement réfléchi avant. J’avais honte au début. Puis, c’est devenu plaisant d’y penser. J’avais enfin quelque chose de grand qui se préparait. Je me voyais sourire tous les soirs, sur mon canapé, à imaginer, concevoir, préparer, anticiper (tiens, comme elle !). Ça n’a pas été compliqué de me procurer le poison. Sous forme de poudre, difficile de le voir. Au début, j’en ai versé de petites doses dessus, comme une fine poussière. Et tous les soirs, en la regardant les lécher, j’imaginais le poison passer dans sa bouche, puis le long de son œsophage et arriver dans son estomac. Quel plaisir !

Elle ne s’est même pas aperçue que ses timbres avaient un autre goût. Les soirs où elle écrivait deux lettres, je me délectais de la voir les imbiber de salive, ses timbres si chers à son cœur.

Elle a été malade, mais la dose n’était apparemment pas assez forte. Je l’ai augmentée.

Le temps devenait long. Elle n’allait évidemment pas consulter : trop cher !

Puis, un jour, elle a vacillé en voulant se lever de table. Elle s’est rassise, étourdie. Je me suis dit qu’on y était, le temps était arrivé.

Et là, la regardant dans ses petits yeux, je lui ai dit ce que j’avais fait. Je voulais qu’elle le sache avant de mourir. Elle a ouvert de grands yeux et m’a dit : « Tu es petit Henry. Tu l’as toujours été ! Tu n’as rien fait de grand dans ta vie. Tu n’es rien ! »

C’en fut trop !

Cette femme m’avait tout enlevé et me gâchait même ce moment tant attendu. Et elle osait prétendre que c’était moi qui étais petit. Elle voulait du grand, elle allait en avoir !

Je suis allé chercher son carnet de timbres. J’en ai décroché un. Elle était immobile, incapable de bouger. Trop faible. Je l’ai allongée au sol. Je lui ai pris le menton. J’ai vu la peur dans son regard lorsque je lui ai ouvert la bouche. Puis j’ai enfoncé le timbre dans sa gorge. Elle a eu un hoquet de surprise et un haut-le-cœur.

J’ai décroché le deuxième et j’ai fait pareil. Doucement, gentiment.

Puis, j’ai continué : troisième, quatrième, cinquième. Son carnet de timbre entier a fini au fond de sa gorge. Et elle a tout ressenti, tout vu. Elle a senti son souffle diminuer et elle s’est lentement étouffée pendant que je lui murmurais à l’oreille : « Tiens, Maman, tu voulais quelque chose de grand, c’est ton petit qui te l’a offert !»

 

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