L’heure du crime (Virginie Rossier)

D’accord d’accord, inutile de sortir les grands chevaux avec vos coups de poing sur la table ! Ce s’ra quoi après ? La lumière dans la gueule ? Les menaces ? Pas la peine, j’vais vous raconter ! De toutes manières, ce s’rait con de nier vu comment vous m’avez r’trouvé.

Alors voilà, d’abord, j’suis allé au rayon des sous-vêtements vers 18h30, pa’ce que c’est le rayon où les vendeurs vous font l’moins chier, vu que c’est gênant, quand même, de conseiller des slibards à des inconnus. J’ai chopé deux pyjamas au bol, parce que bon hein, j’étais pas là pour faire des emplettes ! Et j’ai fait comme si j’voulais les essayer. J’suis allé dans les cabines. J’me suis fait oublier.

A 18h45, ils ont fait l’annonce habituelle, là, celle qui demande d’se diriger vers les caisses. J’étais excité, vous imaginez même pas ! A 18h55, quand ils ont annoncé la fermeture, je tenais plus en place. Je suis monté sur l’tabouret pour pas qu’on voit mes pieds depuis dehors d’la cabine. Le truc, si vous voulez savoir, c’est d’ouvrir à moitié le rideau et d’se cacher derrière l’autre moitié. Les vendeuses, elles sont comme tout le monde, à la débauche, elles sont pressées et pas trop regardantes.

Bon, j’suis resté là sans bouger, mais genre au moins vingt minutes. C’était long! Pis quand j’ai été bien sûr qu’il y avait plus d’bruit, j’suis sorti de la cabine. J’ai rangé les pyjamas à leur place, parce que bon, elles y peuvent rien les vendeuses, j’vais pas leur rajouter du boulot. J’me suis dirigé, bien silencieux – c’est en quadrimini qu’on dit, c’est ça ? – vers les montres. C’est l’plus rentable.

Bon, j’suis arrivé devant la vitrine. Il faisait sombre mais tout ça, ça brillait quand même. Au début, j’ai été un peu timide, j’osais pas trop toucher. Pis finalement, j’en ai pris une, très belle, avec les mécanismes visibles et tout, et je l’ai passée à mon poignet. Et là, j’ai compris, j’ai réalisé. J’y étais arrivé ! Enfin ! Fini les galères, fini « Jo le raté » ! J’allais en emporter plein, d’ces montres de luxe, et les r’vendre, et ensuite, j’allais avoir tellement d’argent qu’on allait enfin me respecter ! J’allais avoir tellement d’argent que j’pourrais enfin m’acheter ce genre de montre ! On allait m’regarder autrement. J’étais tellement excité ! J’ai passé plusieurs montres à mes poignets et quand j’ai voulu en prendre plus encore, j’me suis rendu compte que j’avais oublié d’emmener un sac ! « Jo le raté », le retour quoi !

J’étais tellement triste de d’voir r’partir avec moins de montres que prévu ! Bon, j’me suis dit « Reste encore un peu Jo, profite, c’est pas souvent ! Y aura personne avant 6h du mat’ de toutes façons et tu as assez de montres aux poignets pour te rendre compte de quand ce s’ra l’heure de dégager ! » Alors j’me suis encore un peu roulé dans le stuc, comme on dit. J’me suis inventé mille histoires, avec des réceptions incroyables, avec plein de riches et les montres qui étincellent. J’rencontrais Georges Clooney au bord d’une piscine de champagne et il m’offrait un Nespresso mais les femmes, c’coup-ci, c’est moi et mes bijoux qu’elles regardaient !

J’ai vérifié l’heure : 3h15. Tranquille.

Ensuite, je recevais Bill Clinton dans mon manoir…

4h08. Après c’était un riche du pétrole qui complimentait ma coiffure…

4h09. Je conduisais une Jaguar toute neuve…

4h09…

Et puis j’étais épuisé avec l’émotion, voyez. J’me suis dit qu’j’avais encore deux heures devant moi alors un petit roupillon de vingt minutes, ça risquait rien…

Mais à peine j’me suis endormi qu’vous m’avez réveillé ! A la place d’mes belles montres, j’avais vos m’nottes aux poignets. Sauf qu’j’ai aperçu une des montres qu’vous m’avez enlevées et j’ai bien vu qu’c’était encore que 4h09.

Alors comment qu’ça se fait que vous soyez arrivés si tôt ? Comment ça, il était 7h45 ? Les montres mécaniques qui se r’montent manuellement ? Non ça m’dit rien…

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