Monologue du canapé (Katy Sautebin)

 

Monologue du canapé

Des années dans ma verrière,

Heureux dans mon jardin d’hiver.

J’avais comme ami un poète,

Qui aussi jouait de la trompette.

Mon ami qui faisait des vers

S’en est allé l’année dernière.

Je me sens seul, si seul. J’essaie tant bien que mal de restituer les mots de mon ami parti, mais mes ridicules rimes n’ont d’égale que ma honte. Oui, quelques fois, j’ai honte de moi-même : je suis terni, rabougri, taché aussi, sec et bancal. Quand le poète s’en est allé, on m’a aussitôt évacué et déposé sur un amas d’objets déjà entassés dans une remorque sale.

Le poète m’avait appris la lecture, celle qui enchante les cœurs. Toutefois, les mots inscrits sur le camion n’ont pas enchanté le mien :

Firmin Déménagements

Débarras tous objets encombrants

Moi, un objet ? Quel mépris ! Je le concède, je faisais partie des meubles à la villa Mimosa, mais du jour au lendemain m’arracher à la lumière de la véranda, ce fut une épreuve terrible.

Durant le trajet, j’ai tenté d’entrer en contact avec la table sur laquelle on m’avait posé. Une lanière imprégnée de vieille huile nous liait et nous allions vraisemblablement subir le même sort, inquiétant et rempli de ténèbres. La table a balbutié quelques mots inaudibles, puis ce fut sitôt le silence. J’ai senti sa froideur contre moi. Parcourir trente kilomètres au-dessus d’un cadavre, c’est épouvantable !

On nous a enfin déliés et deux gaillards peu avenants m’ont posé à terre. Il pleuvait ce jour-là. Un de ces imbéciles m’a donné un coup de grole dans les pieds et s’est exclamé :

-Çui-là, il peut encore faire l’affaire.

-Trente balles ? a demandé l’autre.

-Tu rêves, Raoul, ça vaut vingt balles un truc pareil.

Moi, « un truc » ? Alors que je fus le serviteur, le confident et sûrement même l’inspirateur d’un grand homme, poète de son état et trompettiste de talent.

J’avais perdu de vue la table depuis un moment (avait-elle, elle aussi, reçu le coup de grole du Raoul ?) quand soudain je me suis senti voler. Les brutes me tenaient de part et d’autre à un mètre du sol et m’ont introduit dans un hangar de tôle où j’ai reconnu des odeurs et des formes familières :

-Porte-parapluie en fonte,

-Porte-manteau sculpté,

-Porcelaine de Limoges,

-Vase de Chine, abat-jour de soie, verre du Murano, natures mortes, aquarelles, huiles, …

Ils pressaient le pas et je n’ai pas eu le temps nécessaire pour faire un inventaire complet. J’ai ensuite été déposé dans la pénombre, tout au fond de la halle.

Epilogue

Les jours, les mois ont passé. J’y ai toujours cru. Elle avait des collants bleus, une jupe à fleurs rouges. Elle s’est approchée de moi, a tendu la main et a dit : « Lui ! » d’un air malicieux. Elle n’a pas dit « Ça », mais « Lui ». Dès lors, je suis devenu le serviteur, le confident et l’inspirateur d’une poétesse au cœur de velours.

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