Moments volés à ma vie
C’est moi à l’âge de sept ans, depuis que Meriem est née, je dois partager nos frères aînés avec elle. Je suis contente d’avoir une petite sœur, mais je ne suis plus la seule princesse dans la maison. En revanche, à chaque fois qu’Adil surgissait sans prévenir avec son polaroid pour immortaliser des moments volés à la vie, je le fixais en espérant qu’il ne voit que moi, c’était un bonheur. Dès que je l’apercevais, je me tenais droite devant ce frère cadet qui finalement énervait tout le monde avec son appareil photo. D’ailleurs, avec le temps, personne ne faisait plus attention à lui. Quant à moi, je me réjouissais d’être la seule mise en avant ces courts instants, sentiment renforcé par ces mots qui ont bercé mon enfance : « Souris et regarde l’objectif ! ».
C’est moi en primaire, à l’âge de huit ans, au milieu de mes camarades devant le tableau noir. Le jour de la photo de classe est un jour important, j’ai mis mon plus beau tee-shirt de couleur jaune. J’aimais ce grand tableau, la craie et taper la brosse sur le sol du préau. L’école a toujours été un lieu magique, car c’est là que j’y ai rencontré La Fontaine, Marcel Pagnol, Brassens et bien d’autres. J’absorbais cette nouvelle culture avec les encouragements de mon instituteur qui me félicitait de mes progrès. Emerveillée par tout ce qu’il nous apprenait, plus j’avançais et plus je savourais.
C’est moi à l’âge de 17 ans, derrière l’appareil photo. Cette année, je remplace mon frère cadet pour les photos de vacances. Ma mère, assise en tailleur, faisait tourner le lait dans une poche en peau de chèvre pour faire du beurre. Chaque été, elle disait « on rentre chez nous », les mots « vacances au Maroc » étaient bannis. Assise par terre sur des tapis en Alfas, en peau de moutons et en laine sous la tente bédouine de mon oncle, le dernier nomade de la famille, je réalisais de plus en plus la différence de culture. Sous cette chaleur du sud du Maroc, mes neveux s’amusaient à détacher le petit veau pas encore sevré comme nous le faisions avec mes frères et sœurs avant eux. L’atmosphère qui se dégageait nous procurait ce sentiment de bien-être, sans se soucier de savoir si notre place est là ou là-bas. Encore aujourd’hui, je me pose cette question : comment a-t-on pu grandir sans complexe dans deux mondes si différents ?
C’est moi à l’âge de 20 ans, ce jour-là j’ai demandé à ma mère de me prendre en photo seule au milieu de ce Sahara semi-désertique, la dernière photo sur ce sol aride et sous un soleil plombant. J’ai apprécié ce dernier voyage car c’était la fin d’une période de notre vie. Les membres de ma famille souffraient du manque d’eau et de la dureté de la vie. Ils n’étaient ni pauvres ni malheureux, mais le départ vers la grande ville s’imposait de plus en plus pour l’avenir de leurs enfants. Mes parents prenaient de l’âge, et cette année-là, il s’agissait de leur dernier « retour au bled », rendant ce lieu plus magique qu’il ne l’avait jamais été. Mon père, particulièrement malade, était apaisé. Il était chez lui sur cette terre immense où le petit chevreau venait d’être sacrifié. En effet, c’était un rituel lorsque nous rentrions au pays, nous-mêmes chargés de tous types de cadeaux : sacs, parfums, vêtements et friandises pour les enfants.
C’est moi à 40 ans passés, sur les traces de mon père. Je veux comprendre ce qui s’est passé dans cette mine de minerais dans le sud-ouest du Maroc. A l’âge de 13 ans, il est entré « dans ce trou » comme il l’appelait pour en ressortir 30 ans après et suivre les colons à la fin du protectorat. Durant notre enfance puis adolescence, alors que les autres parents lisaient des contes de Perrault à leurs enfants, il nous racontait l’histoire de la mine au pied de la colline. Au milieu de ces ruines de pierre sur un sol caillouteux, je cherche une trace ou un indice qui expliqueraient son amour pour la France. Je veux comprendre pourquoi mon père a quitté sa mère et tout un monde qui l’a forgé.
Malika Gaabouri