3ème prix: Le Pense-bête de Myriam Morard

Le Pense-bête 

C’est décidé : « Je m’en vais ! ». Impossible de rester ici ! Le médecin est venu la semaine dernière à la maison. Il a apporté les derniers résultats d’examens de Germain : Alzheimer stade 5 ! Je ne comprends pas grand-chose à tout ça. Le Docteur m’a simplement dit de m’asseoir un peu à l’écart et d’attendre.

Je l’ai entendu parler au téléphone : il faut que Germain entre de toute urgence dans un établissement pour personnes âgées. Il ne peut rester à la maison, oui, les enfants sont d’accord. Oui, le transfert peut se faire dans la journée… et oui, Félicité peut l’accompagner. Pas le temps de réfléchir nous voici partis pour l’EHPAD et j’ai dû suivre, moi aussi, le mouvement.

Germain ne me reconnaît plus… Des années de vie commune, de complicité, de promenades… et plus rien… D’un jour à l’autre, il oublie mon prénom : Félicité. Lors de notre première rencontre, il m’avait dit avoir craqué pour mes yeux marron doux et rêveurs.

Nous étions inséparables, difficile de nous imaginer l’un sans l’autre. Ces derniers temps, c’est moi qui l’amène en promenade et le ramène car il ne trouve plus son chemin. Je suis sa mémoire, son guide, son pense-bête. Et chaque jour, je vois sa vie s’effacer.

Cet établissement est très bien. Ils sont aux petits soins pour lui. Le service accompagnant, les activités thérapeutiques, les soins dispensés, l’hébergement, tout est parfait, mais je ne trouve pas ma place. Il n’a plus besoin de moi, il ne sait même plus que j’existe, il demande aux infirmières: « C’est qui ? » et cela me fait mal au coeur. Alors j’erre dans les couloirs, je tente une sortie dans le jardin, on me regarde d’un sourire bienveillant, mais je sens bien que je ne suis pas à ma place. Hier, je me suis assise près d’une grand-mère sur le banc des hortensias. Elle m’a appelé par mon prénom : « Fidèle, fidèle ce n’est pas commun comme nom, c’est ancien, a-telle dit, moi, j’avais un chat qui s’appelait Hyppolite mais il est mort…» Et dans les cinq minutes qui ont suivi, elle m’avait oublié… comme Germain… Le soleil m’a réchauffé et je suis rentré. Germain avait fermé la porte à clé et j’ai dû attendre qu’une infirmière vienne m’ouvrir. Elle s’est excusée, la clé n’aurait pas dû être là. Mais moi non plus je ne devrais pas être là. Mon pauvre Germain, qu’il est triste de vieillir.

A la maison, Germain a ses repères, il arrive à s’orienter, nous pouvons encore avoir une vie de famille, mais ici pour moi aussi, c’est l’antichambre de la mort…

Je voudrais, moi aussi, tout oublier ne pas me rendre compte de ce qui nous attend… Mais je sais. Les enfants vont venir nous voir, ils proposeront que je vienne chez eux, mais ce n’est pas ma place… Ma place est à la maison près de Germain, avec nos souvenirs, nos rides, nos douleurs et nos rires, mais pas ici.

Ce soir ils vont lui donner une série de pilules qui vont l’aider à dormir. Guérir c’est impossible… Le temps fait son travail inexorablement et chacun de nous devra passer par la case vieillesse avec plus ou moins de chance… Même si l’on a été rigoureux, clair, logique, méthodique, rationnel, cette maladie nous « bouffe » le cerveau. Mais il faut bien mourir de quelque chose… Mais si possible en bonne santé. Je ne me plains pas, mis à part une arthrose douloureuse je n’ai pas de gros soucis. En voyant Germain je me demande si, moi aussi, un jour, je vais perdre mes facultés mentales. Mais je ne m’en apercevrai certainement pas. « Rien n’est plus agaçant que de ne pas se rappeler ce dont on ne parvient pas à se souvenir et rien n’est plus énervant que de se souvenir de ce qu’on voudrait parvenir à oublier ». Citation de Pierre Dac que Germain adorait déclamer. Il y a des jours où je voudrais pouvoir encore courir, sauter, danser, me rouler dans l’herbe, insouciante, sans âge, sans problème… C’est décidé, je pars. Au petit matin je me suis glissé dehors entre deux coursiers qui effectuaient des livraisons. J’ai retrouvé le chemin de la maison. Difficile de rentrer, les enfants ont tout fermé et placé un système d’alarme à code. Mais je vais aller m’asseoir dans la balancelle sur la terrasse. Quel plaisir ! Il fait bon, je n’ai qu’à fermer les yeux, je suis chez moi tout va bien.

Germain regarde la télé dans sa chambre. Il est midi. L’infirmière lui apporte son repas et il commence à somnoler lorsqu’un évènement lui fait lever la tête. Sur l’écran il voit une maison qui lui semble familière, sa maison ! Dans un éclair de lucidité il reconnaît la balancelle et sur la balancelle : Félicité ! Il pointe avec son doigt la télé et murmure : « Ma chienne » dans un large sourire. L’infirmière suit son regard et s’exclame : « Mais, c’est votre chien Mr Germain, je le reconnais ! ». « Moi aussi » répond-il dans un dernier soupir.

Ce jour-là, je passe à la télévision. Tout le monde veut savoir à qui appartient ce chien décédé sur la balancelle d’une maison inhabitée ?

C’est moi, Félicité « le pense-bête », moi aussi j’ai mon heure de gloire, Germain m’a rejoint et retrouve sa Germaine, nous formons à nouveau une famille.

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