Hubris & Nemesis
J’avais lu tous les livres, écouté tous les podcasts, regardé toutes les émissions. En bonne élève, je m’étais préparée, j’avais potassé le sujet : j’avais décortiqué la logique, le fonctionnement, les rouages de la mécanique. Je me disais que les autres, ceux qui se plaignaient, se désespéraient, consultaient des spécialistes, n’avaient en fait tout simplement pas compris.
Mon premier enfant a fait ses nuits très tôt, vers un mois et demi. Je n’en revenais pas que ce soit si simple. Je le posais dans son berceau, il s’endormait peu après et c’était parti — les wagons de sommeil s’enchaînaient et je le retrouvais au petit matin, frais et dispos, qui m’appelait d’un miaulement plus ou moins affamé. Ma fierté prenait des galons chaque fois que j’avais l’opportunité, au cours d’une conversation, de m’en vanter. Je lisais tantôt l’envie, tantôt l’admiration dans les yeux de l’amie à laquelle je me confiais. Les autres facettes de la maternité étaient bien moins brillantes, mais ça, je maîtrisais.
Et puis j’ai eu un second enfant. Et tout a changé. J’ai réalisé que, moi non plus, je n’avais en fait rien compris. Et moi aussi, comme tant d’autres parents avant moi et après moi, je suis entrée dans le rythme impitoyable des nuits sans sommeil et des journées sans fin.
Moi aussi, j’ai dû veiller jusqu’à des heures indues, mon enfant contre moi, le corps en otage et l’esprit enfui vers les tâches qui m’attendaient une fois que j’aurais enfin réussi à le poser dans son berceau sans qu’il résiste et hurle, trépigne, s’agrippe : la to-do list se déroulait à l’infini dans ma tête et j’aurais voulu bondir de mon rocking-chair pour pouvoir en rayer ne fût-ce que la première ligne, abattre cette montagne de devoirs le plus vite possible pour avoir le droit, enfin, de m’écrouler sur mon propre lit et de sombrer dans un sommeil que je savais de toute façon limité et en sursis. J’étais totalement incapable de savourer ce moment de douceur et de tendresse du câlin du soir et l’enfant, si sensible aux plus infimes vibrations de l’air, ressentait décuplée chaque tension qu’il absorbait et me restituait — cercle vicieux dont je me retrouvais prisonnière, spirale infernale des débuts de soirée interminables.
Moi aussi, j’ai chanté victoire lorsque je sentais son souffle devenir plus lourd et son corps s’abandonner — et j’ai maudit le moindre craquement de plancher, le moindre grincement de porte, le moindre écho lointain d’une sonnerie de téléphone ou d’un éclat de voix, tous ces petits bruits qui représentaient autant de sombres menaces, risquant de briser le soulagement ténu d’avoir enfin endormi l’enfant, la joie funambule (on ne savait jamais pour combien de temps…) souvent anéantie aussitôt par le fracas d’un objet renversé ou bousculé maladroitement en sortant de la chambre.
Moi aussi, j’ai dû me relever, chaque nuit pendant trois ans, à intervalles plus ou moins réguliers ; revenir des profondeurs de mon inconscient, m’arracher au cocon cotonneux de mon propre sommeil, m’extirper de la chaleur de mon édredon pour arpenter à tâtons les murs froids d’un couloir sombre, guidée par une frêle petite veilleuse étoilée, et rejoindre le lit à barreaux où se trouvait l’enfant agité, terrifié, ou pire : amusé.
Moi aussi, j’ai ravalé mes pleurs, mes cris, ma colère pour tenter de le consoler alors que je ne parvenais même pas à apaiser le désarroi qui me traversait.
Moi aussi, achevée par le désespoir et l’énième réveil en quelques heures, égarée et démunie au plus creux de la nuit, accablée par une détresse muette, j’ai failli commettre l’irréparable et secouer mon enfant.
Moi aussi, j’ai pourtant essayé les tisanes de camomille, l’homéopathie (Arnica Montana, Chamomilla Vulgaris, Nux Vomica) ; le cododo, la séparation, le sevrage, les sachets de lavande dans l’oreiller, le matelas surélevé, les bouillottes, « Petit Ours brun va dormir ».
Moi aussi j’ai demandé conseil à mes proches, au pédiatre, à mon médecin traitant, à ma sage-femme, à mes amis, à mes collègues, à l’assistante maternelle, à la crèche… Moi aussi, j’ai entendu les « tu n’as qu’à », les « il suffit de », les « c’est parce que », les « c’est pas normal », les « c’est normal », les « ça va passer » – mais quand ? Il me manquait un horizon auquel m’ accrocher.
Moi aussi, j’ai puisé dans des ressources insoupçonnées pour supporter ces nuits trouées et les journées qui s’ensuivaient, et recommencer, encore recommencer, toujours recommencer. A croire que la mythologie s’est trompée, et que Prométhée était en fait une mère : il a tout donné aux hommes, et il a fini par se faire bouffer le foie.
D’ailleurs, moi aussi j’ai subi les crises d’hypoglycémie, les fringales nocturnes, les montagnes russes de l’insuline dévastée, la biologie piétinée, et le dérèglement du corps qui ne sait plus, lui non plus, où il en est.
Moi aussi j’ai connu le désir qui s’effrite et se décompose, la fatigue qui l’emporte et le couple qui se scinde, chacun emmuré dans son épuisement, chacun obsédé par sa survie.
Moi aussi j’ai succombé a cette envie de revenir en arrière, de retrouver l’insouciance, la légèreté, l’irresponsabilité, l’égoïsme du temps d’avant ; ou plutôt, de prendre la fuite, de m’échapper au loin, de tout laisser derrière moi — pas longtemps, juste quelques jours, juste quelques heures, juste pour aspirer de l’air, reprendre mon souffle, reprendre des forces et pouvoir replonger en apnée, nuit et jour et jour et nuit.
Moi aussi, je me suis sentie coupable – on m’a dit que c’était ma faute si l’enfant ne dormait pas, qu’il était trop attaché à moi, trop dépendant de moi, que j’étais trop fusionnelle, que j’étais malsaine, que j’étais toxique ; que je ne savais pas lâcher prise, que je n’étais pas assez détendue, pas assez organisée, pas assez sûre de moi. Trop, pas assez, en tous cas jamais ce qu’il fallait — et déboussolée.
Moi aussi, j’ai été tiraillée par mille injonctions, souvent contradictoires et paradoxales, qui me lançaient dans une direction pour mieux me renvoyer dans l’autre ; j’ai cherché partout la solution, sans jamais la trouver. J’ai juste tenu bon, porté par mon amour viscéral pour cet enfant qui allait bien finir, un jour ou l’autre, par trouver tout seul le chemin du sommeil.
Aujourd’hui, tout cela est fini : mon enfant a trouvé d’autres compagnies pour traverser la nuit. Et j’avoue, avec le recul des ans, que je préférais encore le temps où mes insomnies étaient provoquées par ses terreurs nocturnes que par les miennes ; le temps où seuls quelques mètres nous séparaient, et pas les kilomètres d’une autoroute potentiellement mortelle, ou la béance angoissante d’un océan ; le temps où une chanson douce suffisait à faire taire la peur.