1er prix: J’ai hurlé avec les loups de Martine Rancarani

J’ai hurlé avec les loups

Je vérifie que mon visage ne laisse apparaître aucune trace d’une quelconque émotion: chaque muscle détendu, mon épiderme relâché. L’habitude. J’ai appris à ressentir mon absence d’expression de l’intérieur. Je rajoute une épaisse couche supplémentaire entre mes pensées et l’extérieur. Plus de distance encore, plus d’hermétisme. Aujourd’hui, plus que d’habitude. Je ne dois rien laisser paraître. Je respire calmement, les battements de mon coeur, réguliers, ne me trahiront pas, je sais les maîtriser. Ça aussi, j’ai appris. Aujourd’hui, la situation pourrait me toucher, je dois rester neutre, fort.

J’entre dans l’AP3227 sans frapper. Les portes doivent rester ouvertes, toujours. Je regarde la jeune femme. Il semble qu’elle m’attendait, elle n’est pas surprise. « Vous êtes en état d’arrestation ». Mes mots flottent dans l’air, irréels. Je les ai si souvent prononcés que leur sens se dissipe, évaporé, englouti dans une tourbe d’indifférence aveuglant le destin funeste de ceux à qui ils s’adressent. J’active à distance le contrôle de son bracelet quantique de surveillance. La routine. La jeune femme me sourit « Au moins, j’aurai vécu pour quelque chose, je ne regrette rien ». Je crois entendre aussi « Pas comme vous », mais elle n’a rien ajouté, c’est mon imagination qui a pris le relais de ma raison, je le sais. Je la fais taire. J’épaissis un peu plus la distance entre mes pensées, mes émotions et mon apparence. Poker face. Cette expression ancienne a traversé ma mémoire, fulgurante. Elle ne pourrait pas la comprendre, elle est si jeune, et les jeux sont interdits depuis si longtemps. Je dois lui poser la question avant de l’emmener « Où l’avez-vous caché? ». L’interrogatoire aura lieu plus tard, par les agents du Bureau, j’ai seulement besoin de rapporter la pièce à conviction. Elle me montre d’un mouvement de tête sa lunch box. Avant de l’ouvrir, je vérifie ma respiration. Une accélération suspecte de mon rythme cardiaque enregistrée sur mon bracelet pourrait me faire soupçonner, et interroger, et arrêter. En moi, un instant, curiosité, nostalgie et regrets affrontent raison et détermination. Je maîtrise. J’ouvre la boîte. Le livre s’y trouve en effet ; il rayonne presque (mais n’est-ce pas un effet de ma nostalgie résiduelle?), dérisoire petit pavé de papier, rescapé d’un passé anéanti. Comment a-t-il pu échapper à la grande destruction? Je ne peux m’empêcher de lire le titre, La nuit ne finira pas, et le nom à la consonance nordique de l’auteur. Un roman! Le sourire de la jeune femme se teinte d’ironie. Elle relève un peu le menton, savoure manifestement la situation, sa situation. Ce n’est pas mon imagination qui est à l’oeuvre, elle affiche un air de supériorité. Elle a bravé l’interdit: elle a trouvé (comment?) UN roman et L’a lu. Elle a aperçu le monde du rêve, de la poésie, de l’imagination et s’y est engouffrée. Le monde interdit. Pour sa perte inexorable, elle le savait. Elle a lu un roman et ne voit pas que le froid robot que je suis devenu lutte contre l’éventuelle idée de l’envie de se plonger dans la lecture d’une fiction. Elle ne peut se douter qu’il y a une éternité, j’ai dévoré des centaines de livres dont soudain, des bribes illuminent ma mémoire. En particulier de littérature scandinave. Je corrige ma respiration. Calme. Une autre vie, avant, mais j’ai fait des choix, un choix. Je referme la boîte, scellant avec elle toute possibilité d’évasion par la pensée. J’aurais pu, comme elle, choisir la rébellion, et la vie, la vraie. Ma « vie », je l’ai donnée, délaissée, reniée comme tant d’autres lorsque j’ai obtempéré, baissé la tête et accepté de devenir un bras froid de l’ordre nouveau. Ma « vie »… Ma « vie »? Je refuse d’y penser. Mon coeur bat à présent tranquillement, je vais emmener cette femme qui restera jeune à jamais, et donner le livre pour sa destruction. Elle me regarde avec dédain. Je lis dans ses yeux « Je vous plains ». Au tréfonds de mon âme, s’il m’en reste une, derrière toutes les épaisseurs de moins en moins hypocrites d’une impassibilité chèrement acquise, je crois que je pourrais plaindre également le lâche que je suis. Elle a choisi de vivre, j’ai préféré survivre, comme beaucoup d’entre nous. Elle a choisi de vivre et pour cela va mourir. Je ne m’interrogerai pas sur le sens de mon existence, je respire, cela suffit à justifier le choix que nous sommes si nombreux à avoir fait. Nombreux, presque tous, nous avons nécessairement eu raison. Le bruit court que la nouvelle génération de bracelets permettra de lire les pensées profondes. Je suis presque prêt… Je suis prêt.

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