Monologue du canapé (Rita Genthon)

 

Bon sang, je n’y comprends vraiment plus rien. D’habitude je suis bichonné, éponge délicate avec un produit pour me laver sans m’agresser, puis des petits mouvements en rond dans mon dos et sur mon dossier, un soupçon de va et vient sur mes accoudoirs. Mon assise est manipulée avec douceur et retournée avec délicatesse, je dois rester ferme et moelleux à la fois. Puis, oh délectation, après le lavage, on me nourrit avec une graisse spéciale pour cuir délicat, on me masse parcimonieusement. Rien que d’y penser, j’en ronronne d’aise.

Je m’attendais à passer une belle journée de printemps, de celles qui  voient le petit Thomas courir dans mon dos en criant à tue-tête « maman on va dans le grand parc, tu sais celui où il y a l’étang, allez maman, s’te plaît ».

De ces journées où Carine se jette sur moi en soupirant pour se blottir comme quand elle était petite, son pouce dans la bouche. Aujourd’hui, elle vient encore, mais elle a un casque vissé sur la tête. Elle parle tout bas avec sa copine Caroline de ses premiers émois amoureux avec un gars qu’elle appelle Andréa, il paraît qu’il joue de la guitare comme un dieu. Sa mère la réprimande à chaque fois mais rien n’y fait, ses baskets sont toujours posées sur mon accoudoir gauche. Je la déteste dans ces moments-là, cette petite peste, me faire ça à moi.

Non, aujourd’hui il n’y a plus rien de tout cela. Le salon est sens dessus dessous.

Deux immenses gaillards que je n’ai jamais vus arrachent mes coussins, les enferment dans un carton, « pour les protéger m’dame », et moi, je trône nu et affaibli au milieu de ce capharnaüm. J’ai honte et je frémis de rage.

En un instant les deux énergumènes me soulèvent et me sortent par le balcon, je suis suspendu dans le vide. Ils n’ont aucun respect pour ma délicatesse, je sens mes coutures qui tirent, mes pieds qui grincent sur la tôle froide.

Cinq étages plus bas, quatre autres bras me soulèvent. «Aïe mon dos » crie l’un d’eux « je ne pensais pas qu’il était si lourd ce vieux canapé ».

Bien fait pour toi, espèce de grossier personnage.

Il y a un camion garé devant l’immeuble. Toutes sortes d’objets y sont déposés, que dis-je entassés. Je ne les connais pas, je n’ai jamais vu ces étrangers, en tous cas, ils n’étaient pas dans mon beau salon.

Un des malotrus semble plus sensible, il recouvre mon dos, mes accoudoirs, avec de moelleuses couvertures, puis avec son acolyte ils me portent au fond du camion.

A la place de mes tendres coussins, il dépose sur moi deux chaises de la salle à manger, elles sont ridicules avec leurs jambes en l’air. Entre leurs pieds, ils entassent des cartons plus petits et le tapis persan sur lequel reposait mes pieds de devant.

C’est affreux, j’étouffe, je ne survivrai pas à toute cette promiscuité, je ne pourrai pas.

De longues minutes s’écoulent, des amoncellements de choses viennent rejoindre mon malheur, toutes geignent, se plaignent ou grincent.

Il y a finalement un grand bruit de portes métalliques qui claquent, un loquet qui tourne, une nuit noire qui s’installe.

Rita Genthon

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