1er prix du concours d’écriture 2020 (Aurore Pinget)

Cet après-midi, à trois heures précises.

Quand la sonnerie de midi nous a craché dans les oreilles, j’ai ramassé mes affaires et j’ai filé chez moi sans traîner. Je suis rentrée sans bruit. Ça sentait comme toujours, un mélange de pharmacie et de cuisine réchauffée. J’ai rangé mes chaussures sous le vieux portemanteau qui trône dans l’entrée. Je le salue toujours en passant, un peu comme un vieil ami. C’est vrai qu’il a presque une forme humaine, couvert comme il est de vêtements qui ne bougent plus depuis longtemps et qui prennent la poussière. Quand je pose mes chaussures à son pied, c’est comme si je lui donnais enfin deux jambes pour s’enfuir… Je suis allée dans ma chambre sans rien dire. Ma mère n’aime pas qu’on fasse du bruit et puis ce n’est pas non plus la peine de s’annoncer, comme ils me disent… C’est pas comme si j’étais la reine d’Angleterre ou je ne sais qui d’important. Il y a l’oncle Fred qui dort et il ne faut pas le déranger… Bien qu’avec la tonne de cachets qu’il prend, je me demande qu’est-ce qui pourrait bien le réveiller. Cette pensée m’a fait sourire… En silence… J’ai rangé mes affaires dans mon bureau. Bien classées, parce que mon père n’aime pas le désordre. Rien ne doit dépasser. Sinon, ça va encore être ma fête. Depuis qu’il a plus de travail, de toute façon, il est toujours sur mon dos. Heureusement, il y a la télé qui détourne pas mal l’attention. Télé qui est allumée à ce moment précis… Je me glisse au salon… Mon rêve à moi, ça serait d’aller embrasser ma mère. Ou plutôt d’être embrassée. Etre serrée, très fort, étouffée, jusqu’à ne plus respirer… Mais elle est scotchée à l’écran. C’est la météo en plus, et la météo, chez nous, c’est sacré ! Ça serait pas pire si on était en temps de guerre et qu’on écoutait les directives de l’Etat. Pourtant, personne ne sort jamais… « Ah, c’est toi ! » me lance mon père, sans même regarder. Il serait bien attrapé si c’était pas moi, tiens ! Puis : « Tais-toi, c’est la météo !! ». Au cas où… « C’est vers 15 heures cet après-midi que la tempête Ciara touchera le département, avec des rafales de vent pouvant aller jusqu’à 110 km/h… » claironne le poste, tout fier d’être le centre d’attention… « Faudra pas sortir ! » lâche maman à la cantonade… Conseil superflu… A l’écran, des images de vent. Qui souffle. Qui emporte, qui retourne et fait valser… Pour une fois, l’image m’appelle. Je fais un blocage. Subjuguée. Du vent dans les rues, dans les champs, dans les arbres… Puissant, violent… Vivant… D’où peut bien venir cette tempête qui remue tout, comme ça ? J’ai l’impression de le sentir, ce vent… Me soulever… m’ébouriffer les cheveux… m’embrasser, m’emmener ! Loin… Très loin… A 15 heures …

L’après-midi se traine, comme tous les après-midis. Mon père a vérifié que le cubi de rosé n’était pas vide… Il lui reste aussi trois paquets de clopes, il n’aura pas à sortir, tout va bien. L’oncle Fred s’est réveillé de son coma et a trouvé une place libre devant la télé. Il soigne sa dépression à coup de séries. Minimum quatre heures par jour. Prescription du médecin ! J’erre un peu dans l’appartement mais ne traine dans les jambes de personne… Seule la télé parle, posant toutes sortes de questions à des candidats qui n’ont pas la réponse… Oncle Fred serait bien en peine de les aider, il s’est rendormi. Non, il y a aussi l’horloge qui me parle. Elle sonne les heures, les demies, les quarts… Elle m’appelle ! Trois heures…

C’est le moment, il ne faut pas le rater ! C’est ma dernière chance. Ma première chance. La seule en fait… Je cours dans l’entrée. « Qu’est-ce que tu fous ? On court pas comme ça dans le couloir ! » hurle mon père… Je vole au passage les chaussures du portemanteau (désolée mon pote, c’était toi ou moi…) et dégringole l’escalier. Je fonce jusqu’au vieux terrain vague, celui où j’ai pas le droit d’aller parce que j’en ramène des semelles toutes crottées. Déjà, les arbres gémissent sous les assauts du vent. « Faut pas rester là, gamine ! » me crie une vieille en fermant ses volets. Oh si !! Oh si…. Depuis combien de temps je l’attends, cette tempête, tu ne peux pas le savoir… Des branches cassent, des cartons volent vers moi… Je cours en contresens. A la rencontre de la vie, du mouvement, du bruit. Le vent siffle dans mes oreilles, les portes claquent, les poubelles se renversent dans un grand fracas… Un fracas comme je n’en fais jamais ! Le linge oublié sur les étendoirs des jardins danse, danse, puis tente de se libérer de ses pinces, les serviettes deviennent tapis volants ! Même les vieilles balançoires du parc s’enroulent et s’emmêlent en faisant claquer leurs chaînes. Le monde, débridé, tournoie et s’éparpille dans un mouvement incontrôlable… Et je danse avec lui. C’est la première fois de ma vie que je danse ! Je tourne et tourne… Puis la tempête se déchaîne. Elle est sur moi. Partout, je sens l’air qui s’engouffre… Sous mes vêtements, dans mes oreilles, entre mes doigts… Le vent me sèche la peau. Les cheveux dans les yeux, je ne vois plus rien. J’ai l’impression d’être soulevée du sol, je plane, comme un drapeau fou. Ma veste, gonflée comme la voile d’un bateau, me pousse en avant. Cette force, cette puissance, cet élan… C’est la Vie, la vraie vie… Une vie d’être vivant… Je veux cette vie ! Sinon, à quoi ça sert… J’ouvre la bouche pour la happer… Manger la tempête, avaler ses tourbillons… Qui sont capables de tout transformer… De tout remuer, même l’immuable. De redonner vie à la mort.

Et puis les arbres se calment. Les balançoires se reposent, verticales… Ciara s’enfuit déjà, faire tourner d’autres vies, d’autres enfants, dans d’autres banlieues… J’appuie lentement sur la poignée… Dedans, silence de plomb. Je me faufile au salon. « Où c’est que t’étais ?! » me lance mon père en se versant un verre de rosé. « On te l’a déjà dit de pas courir dans le couloir… Bordel ! »

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