2ème prix du concours d’écriture 2020 (Nathalie Berthod)

Comme au bon vieux temps

Depuis longtemps la brume avait recouvert ce qui restait de ciel. Partout. Partout ce n’était pas juste un village. Ce n’était pas juste la capitale, et non plus le pays, c’était le monde. Le monde tout entier, du village le plus reculé, le plus isolé à la montagne la plus haute. Partout la brume avait recouvert le moindre espace.

Mon père me parle de livres et de films de son époque dans lesquels le futur ressemblait un peu à ce que lon vit maintenant. Je lui dis que cest chouette que des gens aient réussi à penser le futur et à le décrire, lui il ne trouve pas ça chouette mais terrifiant. Il me dit que ces scénarios futuristes, utopistes, il dit aussi dystopiques (je ne comprends pas la différence, mais bon…) il me dit donc que personne ne croyait que cela pouvait réellement arriver et quaujourdhui on vit littéralement dans un livre de Philip K. Dick. Il me dit que maintenant que cest là, il ny a plus despoir, que le monde est fini, que nous avons tout détruit et quil nous plaint, nous les prochaines générations.

Il mennuie avec ces histoires, ce ciel dont il me parle avec tellement de nostalgie ! On en a un de ciel nous aussi ! Et on en a une époque nous aussi ! Il ne voit pas le beau là où il regarde, et à quel point la brume est magnifique. Lui dès quil lève les yeux, il soupire ! Il ne voit pas les nuances de chaque journée, les reflets dune brume gris claire, ou dune brume presque bleu argentée.

Avec ma copine Claire on va parfois marcher sur la colline derrière la maison, lorsquon arrive tout en haut, on retire nos masques et on samuse à crier le plus fort possible. Papa ne veut pas que je retire mon masque quand je suis dehors, il dit que ce nest pas bon pour mes poumons. Quel Rabat-joie ! Si je l’écoutais je ne ferais jamais rien !

Je lui dis que les masques cest quand on fait des efforts, que ça évite de sessouffler mais que quand même on peut lenlever pour rigoler, ou pour crier ou quand on a un peu envie de se détendre. Quand je suis énervée je lui dis aussi que les masques cest pour les vieux, et que moi je ne suis pas vieille ! Il ne comprend rien et il a peur de tout, il m’énerve, je l’adore, mais il m’énerve !

Toujours à me parler d’avant, de comment c’était avant ! De ce qui a changé après la guerre de je ne sais plus quoi, la bombe, la brume, les masques… Bla Bla Bla. Il vit dans le passé. Je le lui dis mais il rage encore plus. Moi ma vie cest maintenant et je m’amuse, j’ai des amis, je suis bien où je suis, je ne vois pas quel est le problème! Pourquoi il ne peut pas profiter de tout ce quil a ! On a une grande maison, l’école est à côté. En plus, contrairement à la ville, chez nous le couvre feu est à 22h ! Cest 3 heures de plus quailleurs !

De toute façon je ne vais pas croupir ici, même si j’adore mon village, jai des projets. Dans quelques mois, je compte bien partir étudier à la capitale, une fois le diplôme en poche cest direction Mainstone Agrogenetic Cie et à moi la belle vie !

Tout ceux qui travaillent dans cette entreprise, en plus de se faire un paquet de fric, ont une maison sur le campus de la boîte, avec piscine, spa, activités, clubs, tout ça gratuit. Le campus se trouve sur « me Island », une de ces îles avec dôme couvrant, lair est pur, filtré en continu, ce qui fait que tu passes ton temps, tout ton temps sans le masque !

Quand jai fait part de mon projet à mon père, j’ai bien vu qu’il n’ était pas très emballé, mais il a dit : Une vie sans masque, cest ce que je te souhaite de mieux, ma chérie.

Je sais quil est contre cette compagnie, il dit que cest à cause dentreprises comme celles-là quon en est là aujourdhui… je ne vois pas du tout le rapport ! Il ny a pas dair, on a besoin de masques pour vivre, et je lui parle dune île où l’air est omniprésent et il rechigne ! Alors oui, il ny a pas de dômes partout, et comme on dit lair ça se mérite, cest pas gratuit non plus. Cest pour ça que je veux réussir… pour vivre avec de lair pur tous les jours, plus se prendre la tête à se demander, est-ce que je peux faire ça où ça aujourdhui, je pourrais tout faire !

Mon père le progrès ça le dépasse, et on ne parle même pas de lagriculture génétique!

Mainstone agrogenetic cie cest lavenir, moi ça fait des années que je veux travailler là-bas…Lui il voudrait quon fasse encore pousser des trucs dans la terre comme au moyen âge. Même s’il me dit quil y a 40 ans en arrière ce nest pas vraiment ce quon peut appeler le moyen âge…

Dans les dômes on pourrait faire pousser des choses, car il y a de lair plus pur, mais les plantes ça consomme énormément dair et ça prend beaucoup de place ! Des champs entiers pour quelques légumes. Cest beaucoup plus simple et surtout rapide de créer génétiquement ce dont on a besoin, et qui plus est directement à maturation. On se passe de toute une logistique inutile et on peut manger tout de suite ce qui est créé !

Mais ça ne sert à rien dargumenter avec un nostalgique qui ne veut pas que les choses changent et qui ne sadapte pas au monde tel quil est.

Moi en tous cas jai des rêves à réaliser, et jy arriverais. Et un jour jinviterais mon père sous le dôme. Une fois par an sur le campus, chacun peut inviter deux membres de sa famille pour quelques jours. Je lui montrerais mes créations, mon travail et on se promènera sans masques toute la journée, au grand air.

Je limagine dérespirer à pleins poumons, tout ému en me disant ce quil dit tout le temps lorsquil est nostalgique ou heureux: « c’est comme au bon vieux temps ! ».

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