Lucie
Madame, Votre arrivée dans notre grande maison me trouble au point que je souhaite vous dire par ce message combien j’aimerais vous voir plus souvent. Je ne voudrais surtout pas paraître vulgaire, aussi, je prends soin de vous prévenir que @#%$
– He merde !
André peste contre la machine qui vient de s’éteindre. Décidemment il n’arrive pas à se faire à la manipulation du Smartphone offert par son fils. Jean lui a tout expliqué : pour écrire un message, il faut faire comme ça puis envoyer en faisant ceci… Mais ses soucis de mémoire et les tremblements de sa main droite provoquent des incidents de frappe énervants. La main gauche n’en parlons pas, il y a belle lurette qu’elle joue à la main gauche. Il sélectionne à nouveau sur le numéro mis en mémoire et reprend son SMS.
-Bien.
Ma chère,
Hier encore, tandis que nous dinions, je n’ai eu d’yeux que pour votre nuque si fine, vos cheveux relevés en chignon, vos épaules recouvertes d’un châle aux reflets mordorés.
-Mais c’est complètement idiot ce que j’écris là ! Alors effacer c’est le # ? Le 3 ?
André appuie sur des touches jusqu’à ce que le message disparaisse et il se remet à l’ouvrage.
Très chère amie,
J’ai remarqué que vous aviez de beaux petits enfants. Ils s’appellent Nicolas et Mathilde n’est-ce pas ? Vous avez de la chance d’avoir leur visite, moi ça fait des mois que je n’ai plus de nouvelles de ma famille.
-Pff, qu’est-ce qu’elle en a à faire de ta famille, allez zou, poubelle !
Ma douce,
Voilà des semaines que je vous observe, vous marchez avec une grâce qui me bouleverse, enfin, je veux dire, vous roulez avec talent, votre fauteuil et vous ne semblez faire qu’un.
-Qu’un ou qu’une, c’est UN fauteuil, donc qu’un.
J’observe la manière dont vous trichez aux cartes, j’adore votre sourire et quand vous chantez, mon Dieu quel ravissement ! Votre interprétation du « Temps des Cerises » m’ a donné la chair de poule. Auriez-vous l’amabilité d’accepter
On frappe à la porte ! Vite André cache son téléphone en cherchant à l’éteindre, malhabile.
-Oui, quoi encore, entrez !
-Bonjour Monsieur Pasquel, c’est l’heure de votre piqûre…
-C’est vraiment nécessaire ces soins ?
-Vous savez bien que oui, ils permettent de stabiliser votre Parkinson.
-Dites, pendant que vous êtes là, est-ce que vous pourriez me dire comment va la dame du 24 ?
-Lucie ?
-Ah, elle s’appelle Lucie ? C’est joli non ?
– Enfin Monsieur Pasquel, vous savez bien qu’elle s’appelle Lucie ! Mais oui c’est un joli prénom, elle va très bien, vous voulez que je lui fasse une commission ?
-Non, non merci…
Quand l’infirmière est repartie, André recommence son message.
Chère Lucie,
Vous me mettez dans l’embarras, je ne sais plus comment m’adresser à une dame. Je vous trouve belle. Il y a dans votre voix une douceur infinie. Quand vous penchez la tête pour observer vos voisines, votre regard s’illumine comme celui d’une jeune fille. J’aime vous regarder, j’aime penser à vous. Je ne suis pas d’un naturel mélancolique, j’aime rire, lire, jouer aux cartes. Je regarde volontiers la télévision, mais ce que j’aimerais surtout, c’est vous emmener faire de grandes promenades dans le parc. On regarderait les oiseaux, je vous apprendrais le nom des fleurs. Celles dont je me souviens…
Je n’ai plus un physique très avantageux, mais je m’estime encore bel homme pour mon âge. Paix à son âme, mon épouse a disparu depuis si longtemps que je peux espérer retrouver un peu de tendresse. Enfin vous voyez ce que je veux dire…
Le saviez-vous ? Il y a des appartements plus grands pour les personnes qui vivent en couple.
-Oups, j’y vais un peu vite et fort là, tant pis, je fonce !
-Pourrions-nous nous rencontrer pour discuter ? Disons demain ?
On frappe à nouveau à la porte.
-Oui, qu’est-ce qu’il y a encore !?
-C’est moi… dit une toute petite voix.
-C’est moi qui ? Hurle de plus belle André.
-C’est Lucie…
Manquant trébucher, André se précipite pour aller ouvrir. Lucie Pasquel est là, dans son fauteuil, elle sourit. Ses yeux améthyste pétillent d’un mélange de tristesse et d’espièglerie.
-Dites Monsieur Pasquel, c’est quoi tous ces messages que vous m’envoyez ?
-Heu, heu… fait André, tout rouge.
-Il fait beau, vous m’emmenez faire un tour, on ne va attendre demain je crois.
Philippe Munier