Il s’appelle Jean, il est clochard depuis 3650 jours. Son lieu de prédilection est situé rue de la Cure. Il passe la journée sur le parvis de la petite chapelle recouverte de lierre et de vigne vierge assis sur une marche. L’endroit où il cale son dos n’a plus de verdure.
Les cheveux hirsutes, la barbe en bataille, il en impose avec son mètre quatre-vingt et ses cent vingt kilos. Il porte un bleu de travail rapiécé aux genoux par des taquons en forme de marguerites. Eté comme hiver, il revêt un gros pull de laine orange, qui semble inusable et répulsif à la saleté. Sur son épaule est installé son compagnon d’infortune qu’il a prénommé « Moustache second », un rat d’égout de vingt centimètres, sans compter la queue ni les moustaches. Les mains de Jean sont gigantesques, lorsqu’elles s’approchent de la tête du rongeur, j’ai chaque fois l’impression qu’elles vont le transformer en steak haché.
Je suis le marchand de marron chaud, je ne travaille que l’hiver. Mon cabanon est situé vis-à-vis de la maison du bon Dieu. Ce n’est pas qu’on se parle beaucoup avec le Jean, mais de braver le mauvais temps face à face durant des années nous a soudés, nous nous rendons de menus services. Il surveille la boutique quand je vais boire un vin chaud au café d’à côté, je garde un œil sur son rat quand c’est lui qui y va, et lorsqu’un joli minois s’attarde dans notre coin, nous échangeons des clins d’œil complices.
Le mardi est notre plus belle journée, c’est jour de marché, la ruelle s’encombre de commerçants ne laissant qu’un tout petit passage où se faufilent et se bousculent les badauds. Ils sont nombreux à ne pas remarquer Jean, pourtant, d’où qu’ils viennent, ils sont obligés de passer devant. Ceux qui ne le considèrent pas comme un fantôme déposent des pièces de monnaie dans sa boîte de conserve. Les habitants du village le saluent. Lui demandent ce dont il a besoin. A la fin de la matinée, sa vieille charrette en osier déborde de provisions.
Jean ne tend pas la main. Il ne regarde jamais le sol, il cherche les sourires, les regards. Ses yeux pétillent lorsqu’on lui adresse la parole, il peut alors échanger quelques mots avec certains. Ce matin, je l’ai vu bavarder longuement avec la vieille Adèle. A la sortie des classes, le petit Bruno est venu lui offrir un dessin, il a pu ainsi taquiner et câliner « Moustache second ».
A midi, Jean compte « sa caisse ». C’est un rituel, il sort les pièces une à une pour les glisser dans une bourse en cuir. Aujourd’hui, je l’ai vu sortir un billet de dix francs. Il en était stupéfait, son regard a balayé la foule avec l’espoir de repérer le charitable passant. En retournant le papier jaune dans tous les sens, il a remarqué un post-it au verso. Il l’a décollé avec soin, a chaussé ses lunettes a et lu avec attention la délicate écriture. Sa bouche s’est mise à trembler, une larme a roulé le long de sa joue, il a sorti un mouchoir de sa poche. Les épaules voutées, il est resté un grand moment le regard dans le vide, caressant distraitement le petit museau frétillant de son rat. Ensuite, il a rangé ses lunettes, rassemblé ses affaires dans son sac à dos, empoigné sa carriole pour traverser la rue jusqu’à moi.
– Eh ! Le marronnier, les affaires sont bonnes ?
– J’me plains pas et toi, ça va Jean ?
– Très belle journée merci, tu me sers un petit sachet de tes châtaignes ?
Il dépose une pièce de deux francs sur la tablette, il me tend le petit billet qu’il vient de lire et me dit :
– J’aurai bien aimé être ce gamin. Salut à demain.
– Ben salut…à demain…
Le bleu du ciel passe au gris, un vent se lève, je me penche pour déchiffrer le message, une bourrasque s’engouffre dans mon cabanon, ma casquette s’envole, le papier va prendre le même chemin …Je l’écrase avec la main, le retient. Le cœur battant je lis…
Salut voyou, dans le frigo ton repas de midi à réchauffer au micro-onde, dans le placard sous l’évier une poubelle qui déborde et qui te supplie de la sortir, dans mon cœur un gros je t’aime pour les services rendus sans contestations. Passe une belle journée, à ce soir, maman.