Noirceur et désolation (Alvise Pinton)

 

Tout d’abord, on prendrait un escalier de bois perclus de moisissures. Des marches inégales, une rambarde chancelante et tout de suite l’odeur fétide de la pourriture. La porte à demi éventrée ne bougerait plus depuis longtemps, mais qu’importe puisqu’elle serait irrémédiablement ouverte sur un couloir sombre et rempli d’amertume. Le papier peint pendrait lamentablement comme arraché et détruit par l’humidité qui saute à la gorge et force les muqueuses pour envahir le corps. Quelques photos informes, enroulées sur elles-mêmes garderaient définitivement leurs secrets. Un tableau sans doute peint à l’huile résisterait au temps et exhiberait des vagues tumultueuses, des rochers escarpés, menaçant un bateau aux voiles déchirées gîtant fortement sur bâbord et se jetant sur les écueils qui ferait l’objet des regards envieux et cupides d’une troupe de naufrageurs éclairée par un brasier rougeoyant. Plus loin dans ce couloir, une patère ne tenant que d’un côté soutiendrait encore un vieux manteau militaire rongé par les mites et un chapeau en feutre noir complètement déformé.

Viendrait ensuite la cuisine. Dans l’évier de pierre noirci par la crasse, quelques assiettes ébréchées peuplées de reliefs infestés de vermine côtoieraient des casseroles bosselées et des verres ayant depuis longtemps perdu leur pied. Contre un mur, une armoire normande, seul meuble assez robuste pour donner un brin de couleur à l’ensemble de la pièce. A côté, un réfrigérateur éteint, porte ouverte, vide de toute victuaille sinon un citron rabougri, habillé de moisissures grises et un yaourt à l’opercule gonflé. Une table résisterait vaillamment au poids des multiples objets disposés pêle-mêle. Des livres mangés par les bêtes, un pot de chambre désuet dont la couleur ne laisserait aucun doute quant aux matières qu’il contenait, une roue de vélo ayant manifestement rencontré un obstacle infranchissable, trois tasses à café encore pleines sur trois sous-tasse fatiguées et, couronnant le tout, une cage avec deux canaris secs.

On entrerait ensuite dans le salon. De la fenêtre aux carreaux opaques, du moins ceux encore entiers, poindraient quelques timides rayons d’un soleil désespéré. Deux fauteuils éventrés, exhibant sans vergogne leurs ressorts rouillés. Le vaisselier bancal et poussiéreux se mirerait dans l’écran d’une télévision d’un autre âge, définitivement éteinte et muette.

On atteindrait enfin la chambre. Une coiffeuse au plateau de marbre fendu abriterait une dizaine de petites bouteilles de parfum aux formes élégantes se reflétant dans un miroir incliné. Sur le sol, des habits entassés comme prêts pour la lessive. Puis le grand lit. Les oreillers et l’édredon seraient lacérés et tiendraient lieu de palace à des familles de rats noirs qui regarderaient l’intrus d’un œil agressif signifiant que là, ils sont chez eux.

Alvise Pinton

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