Le mal par le mal (Alvise Pinton)

Depuis des années, tu me bassines avec ta phobie des animaux sauvages. Depuis des années, nous renonçons aux voyages exotiques à cause de toi et de tes peurs ridicules. Moi, j’en meure d’envie d’aller bourlinguer dans la savane, dans la forêt vierge, dans la taïga, n’importe où. J’en ai assez des plages, certes ensoleillées, mais surpeuplées à l’écœurement, comme des villes si propres et si calmes et si sûres.

Oh, toi et tes peurs ! Peur des mygales à la télévision, peur des tigres au cirque, peur des éléphants, des lions et même des girafes. Les buffles, passe encore, mais les girafes… A la ménagerie avec les enfants, j’y suis toujours allé seul. Même au cinéma « Jumanji » te terrorise. Alors voilà, je pense qu’il faut soigner le mal par le mal. Tu vas faire connaissance avec la plus viscérale, la plus archaïque de tes peurs : le serpent.

J’ai mis longtemps pour trouver le charmeur de serpents qui accepte mon stratagème. La situation sera simple, mais implacable. Tu ne pourras pas reculer, tu ne pourras pas t’échapper. Tu devras affronter cette peur pour, je l’espère, t’en débarrasser.

Voilà, l’heure est venue pour toi. Nous marchons dans la rue en direction d’un prétendu nouveau restaurant. Sur le chemin, quelques mises en bouche sont installées. Tout d’abord, une magnifique affiche de python royal. Ta réaction est immédiate.

– Ah ! Quelle horreur ! Comment peut-on afficher de tels cauchemars !

Un peu plus loin, c’est un passant qui réajuste un foulard ressemblant à s’y méprendre à une peau de serpent. Tu fais un arrêt brutal et je dois te retenir pour que tu ne fuies pas à toutes jambes. Je sens ton anxiété qui grandit. Tu ne dis plus rien, tu regardes frénétiquement autour de toi en marchant beaucoup moins vite. Moi, je continue à te parler de tout et de rien comme si tout était normal. Plus loin encore, c’est un morceau de tuyau d’arrosage négligemment abandonné sur notre chemin qui t’arrache un cri étouffé. Je continue à t’entraîner presque de force. Ta respiration est de plus en plus rapide, tes yeux de plus en plus grands. Au détour d’une rue, ce sont des sifflements de serpent à sonnette qui peaufinent ma préparation. Tu te mets à râler en t’accrochant à mon bras. Ta bouche s’ouvre et se ferme comme celle d’un poisson rouge. Tu es presque en apnée, tu plantes tes ongles dans mon avant-bras incapable de la moindre parole. Tes yeux hagards tournent dans leur orbite. Attends ma belle ! Tu n’as pas encore vu le meilleur !

Nous passons dans un passage sous-voie où pendent quelques fausses toiles d’araignée qui te plongent dans une agitation telle que tu ne te rends pas compte que je te laisse continuer seule, fermant derrière toi une grille et donnant au charmeur le signal convenu. Il connaît parfaitement son rôle, avance dans la pénombre, un magnifique boa sur les bras tendus en avant et, insensible à tes hurlements, le dépose sur tes épaules sans que tu puisses réagir, paralysée par la peur. « Vous voyez, il n’est pas si méchant » sont les derniers mots que tu as entendus avant de t’évanouir.

De retour sur terre, tu m’en as tellement voulu que nous avons divorcé. J’ai rencontré Ghislaine qui, elle, n’a peur de rien. Tu peux la voir sur cette photo, entourée de loups gris de la taïga pendant notre voyage de noces.

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