Ingratitude (Julianne Farré)

Notre histoire est née d’un coup de foudre. Je languissais à la Fnac dans une oisiveté propre aux heures creuses de l’après-midi, lorsqu’elle s’est approchée. Elle m’a abordé sans retenue, a complimenté ma ligne élancée, mon profil, mon style, m’a caressé. Son attitude frisait l’insolence, mais je dois avouer qu’elle me grisait, me troublait, me faisait tourner la tête. J’étais gêné, peu habitué à ce genre d’approche. Sans réfléchir, laissant libre cours à la passion, je me suis laissé enlever.

Je partage sa vie depuis maintenant deux ans dans un loft à la campagne. Un logis lumineux avec de grandes baies vitrées qui donnent sur un jardin d’hiver où elle cultive des orchidées. C’est une femme de goût, de nature solitaire. Elle aime ma présence discrète, n’a de cesse de me complimenter sur mon savoir, ma mémoire. Des heures durant, elle me caresse, me triture, soupire. Malgré toutes ses qualités, elle manque de culture, mais je comble largement sa déficience intellectuelle, ce qui nous rend complémentaires. Nous sommes fusionnels, surtout lorsque ma tête est entre ses mains.

Pourtant, je m’interroge, me demande si elle m’aime vraiment, si elle ne se lasse pas de ma présence. Elle m’assigne depuis peu un coin de table, devient indifférente, détachée, me délaisse. J’aime tant être installé à ses côtés, sentir son parfum, admirer ses créations florales.

La semaine dernière, le pire est arrivé. Elle m’a enfermé dans un placard, sous prétexte qu’elle recevait des invités pour son anniversaire. Quelle ingrate ! J’y suis resté deux jours, sans lumière, suffoquant d’indignation. Lorsqu’elle m’a enfin sorti de ma geôle, j’ai compris qu’elle m’avait remplacé. Il était là, pimpant, trônant sur la table de salon, se glorifiant d’attributs que je ne possédais hélas pas. Elle me l’a présenté, s’est excusée poliment, a voulu me triturer une dernière fois, mais je ne me suis pas laissé faire. Ca m’a bloqué, j’avais ma dignité. Alors, elle m’a emmené dans sa voiture et m’a déposé sans un mot à la SPO, Société de protection des ordinateurs qui vient en aide aux laissés pour compte.

C’est là que vous pourrez me trouver, aux côtés d’âmes charitables qui m’aident à me reconstruire et à sauvegarder mon intégrité.

 

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