Frayeur puérile (Julianne Farré)

Le bar en forme de mappemonde donnait un air colonial à mon intérieur. Il pouvait contenir une quinzaine de bouteilles, apéritifs et digestifs, des verres et timbales pour la préparation de cocktails. J’aimais ce meuble en bois d’eucalyptus, sa cartographie «vieux monde» et sa structure sur roulettes. Cela me permettait de le déplacer pour préparer mon breuvage en toute discrétion, chaque mercredi après-midi. Ma préparation nécessitait savoir-faire et dextérité, pour que son absorption métamorphose mon corps durant une durée limitée. De treize à seize heures exactement.

Selon un rituel bien établi, je déplaçais le bar dans ma cuisine. J’en sortais le shaker, le remplissais à moitié de glaçons, puis j’y ajoutais absinthe et chartreuse verte à quantités égales. Quelques gouttes d’huile de foie de morue, une pincée de bicarbonate de soude, du jus d’épinards et de l’eau concentrée de la Mer Morte complétaient mon élixir.Je le secouais énergiquement. La préparation de couleur verte ainsi homogène n’était pas repoussante et je la transvasais dans un grand verre. Il fallait impérativement en ingurgiter trois décilitres. Ni plus, ni moins. Le moment venu, je respirais à fond et portais à mes lèvres cette panacée de transformation. Je l’avalais d’un trait et suivais son parcours à travers ma bouche, mon œsophage et mon estomac. Puis je me couchais à même le sol pour freiner la nausée.

La mutation débutait lentement. Dans un premier temps, ma peau prenait une couleur vert-pomme. Puis mon corps se dotait d’un ventre proéminent, de petites jambes et d’énormes mains aux doigts dodus terminés par des ongles noirs très sales. Quant à ma tête, difforme, démesurée, elle avait le crâne rasé, des oreilles en formes de trompettes, de petits yeux écarquillés surmontés de sourcils proéminents et une large bouche toujours ouverte, béante. Ma métamorphose était terminée.

Ma princesse arrivait ponctuellement à 13h00. Dans un premier temps, elle hurlait de frayeur puis s’époumonait en grimpant sur l’échelle du lit superposé pour arriver dans la tour de son château. Elle s’écriait :

  • Shrek, Shrek, Shrek… viens me délivrer !

 

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