Chers Boutons, (Mireille Miéville)

 

Chers Boutons,

En regardant mon petit tupperware empli de crochets, de fermetures éclairs, de velcro et d’une certaine quantité de vos semblables, je ne peux m’empêcher de repenser à vous. Vous me manquez.

Le jour où j’ai ouvert la porte de la gigantesque armoire du salon de ma grand-mère, j’étais loin de me douter du trésor que j’allais y dénicher. C’est d’abord la drôle de boîte en carton, carrée, toute déformée, qui a attiré mon regard. Elle se trouvait sous une pile d’autres boîtes plus nobles d’aspect, en bois et en métal. Sur le carton en piteux état, des inscriptions indéchiffrables, intrigantes. Ma curiosité a montré toute l’étendue de son pouvoir, et j’ai délicatement ôté chaque objet qui protégeait votre prison, tout en tendant l’oreille pour vérifier que ma grand-mère n’avait pas terminé d’éplucher ses pommes de terre.

Puis j’ai transporté la boîte jusque sur la table à manger. Elle se déformait sous votre poids, j’ai dû redoubler de précautions. Quand enfin j’ai soulevé son couvercle, je vous ai vus, vous, si nombreux, si colorés, formant une œuvre d’art chatoyante. Des gros boutons en cuir bombé, des petits transparents au contour dentelé. Et puis des verts, des rouges imitation fraises, de petites maisons percées de deux trous, des métalliques gris ou noirs, de ceux qu’on met aux pantalons. De petites boules jaunes rappelant le mimosa. De beaux spécimens en verre bleu translucide : on aurait dit des pierres précieuses.

Je n’avais jamais rien contemplé de tel. Aussitôt, une passion dévorante est née. Il fallait que j’examine chacun d’entre vous, sans exception. Je vous ai étalés sur la table, regroupant délicatement les verts, puis les petits, tellement absorbée par ma tâche que je n’ai pas entendu ma grand-mère arriver au salon. Les sourcils froncés, elle a regardé le joli motif que j’avais dessiné sur sa nappe, puis elle a tout balayé de sa main et vous a fait regagner votre prison, replaçant le couvercle d’un coup sec. « Tu n’as pas à fouiller dans l’armoire ! », m’a-t-elle dit. Mais, me voyant toute déçue, elle a ajouté : « Tu pourras regarder les boutons, uniquement si je suis là. » Depuis lors, quand j’avais terminé un puzzle et que ma grand-mère tricotait dans son fauteuil, je pouvais vous sortir de l’armoire et vous admirer.

L’adolescence est venue, puis le plongeon dans le grand bain de l’âge adulte. Le moment est arrivé où ma grand-mère a dû quitter sa maison, où ses affaires ont été vendues ou distribuées. J’ai essayé de vous retrouver, vous étiez restés chers à mon cœur. Mais je suis arrivée trop tard, l’armoire et son contenu avaient disparu.

Sachez cependant, chers Boutons, que ma décision est prise. Dès demain je trouverai une boîte où je placerai vos descendants. Je la conserverai religieusement, à l’abri des regards, et je la sortirai de temps en temps en pensant à vous. Et qui sait, peut-être qu’un jour de petites mains toutes neuves s’amuseront à leur tour avec eux.

Votre admiratrice,

Mireille Miéville

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