ça va aller vite (Nicole Lachat-Trezzini)

 L’incontournable téléphone se met à vibrer sur le meuble près de son lit. Son assistante sociale qui s’occupe de ses affaires depuis trois ans, et qu’il a vue hier, est au bout du fil. Ça y est, c’est pour aujourd’hui à 10 heures. L’appartement de 5 pièces qu’il occupe depuis 41 ans, le nouveau propriétaire veut le revoir. Et lui pendant ce temps ira avec elle, visiter un 2 pièces dans une autre commune qu’il ne connaît pas. Il n’a pas le choix. Ce n’est pas qu’il est résigné, mais à 80 ans parfois on n’a pas le choix.

 Il n’a pas dormi de la nuit. Alors l’ombre de la nuit l’a mis sur le bas côté. Des peurs comme des gros crapauds cabossés sont venues squatter son cœur. Déménager à son âge, c’est comme se couper les ongles des pieds, c’est juste pas possible, plus possible. Tandis que l’eau bout dans sa bouilloire en fonte qui danse sur la cuisinière, il fouille, traficote dans ses pensées à la recherche de solutions miracles. Ça se bouscule, ça cogne. Il va devoir se débarrasser de ses souvenirs, et aussi jeter des meubles. Il est attaché à certains, normal, c’est lui qui les a conçus et fabriqués. Il était habile avant. Avant quand il pouvait encore monter sur un tabouret pour décrocher les rideaux du salon, pour les passer à la machine à laver au sous-sol de l’immeuble. Avant, quand les douleurs atroces de son dos ne le paralysaient pas. La bouilloire chante sur la plaque, elle est vide. Il remet de l’eau fraîche dedans, elle réagit violemment. Elle crie puis crachouille. Le sachet de café en poudre, lui, s’impatiente sur la table de la cuisine.

 Le front plissé, le teint plombé, il n’a pas envie de tartines ce matin, il ressasse : comment endosser un départ sans s’encombrer la tête de barbelés. Putains de souvenirs d’ici, c’est sa survie. La voix mielleuse de son assistante sociale, lorsqu’elle lui a chuchoté fermement : « sinon c’est la maison de retraite », a rendu le téléphone tout gluant. Il fait lourd aujourd’hui, l’atmosphère en est caramélisée. Il n’est pas du genre à se dégonfler, il va le boire son café, puis il va s’habiller. C’est bientôt 10 heures, ça va aller vite.

 Nicole, le 16 mars 2012

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