3ème prix, « Quelque chose d’incongru » écrit par Sonia Russo

Quand Mathieu ouvrit ses yeux pour la première fois sur le monde, il fut d’abord ébloui par la lumière jusqu’alors inconnue. Puis un enchaînement de sensations vint le bousculer et lui fit pousser son premier cri, au grand soulagement de ses parents. Derrière ses yeux mi-clos, Mathieu voyait déjà se dessiner des contours colorés, du blanc qui couvrait sa peau fragile au rose délicieux de l’aréole qui disparut dans sa bouche. Il ne le savait pas encore, mais les couleurs ne seraient jamais aussi vibrantes à ses yeux qu’en cet instant. Et comme pour tous les nouveau-nés, ce moment magique s’évanouit bien vite de sa mémoire.

Mathieu avait 16 ans quand le diagnostic tomba : achromatopsie. Aussi appelée monochromatisme, cette maladie se définit par l’absence de vision des couleurs. Le dossier médical de Mathieu était bien plus épais que celui des autres patients, car Mathieu n’était pas né sans couleurs. Il les avait perdues au fil des ans. Petit garçon, il réussissait sans éveiller le moindre soupçon à faire entrer le cube rouge dans la boîte rouge, il avait appris le nom des couleurs et pouvait pointer du doigt la banane jaune quand on lui demandait de chercher cette teinte dans son livre. Le doute s’immisça chez ses parents quand « noir » et « blanc » furent les mots qui revenaient le plus souvent dans la bouche du jeune Mathieu. Vers dix ans, alors que les couleurs étaient pour lui de plus en plus pastel et que les nuances de gris se frayaient une place de plus en plus importante, il était certain que Mathieu voyait différemment. Il fut alors soumis à une ribambelle d’examens médicaux, la peur la plus grande était bien évidemment qu’il perde complètement la vue. Mais Mathieu avait une très bonne vision, n’avait pas besoin de lunettes, ne ressentait aucune douleur… Simplement, à mesure qu’il grandissait, les couleurs s’évanouissaient jusqu’à disparaître totalement. Comme ce phénomène était progressif, il s’y était habitué, trouvant des parades à ce manque, même lorsque les nuances s’envolèrent, laissant uniquement des noirs profonds et des blancs intenses.

À ses dix-huit ans, alors que sa maladie n’était plus un sujet de discussion pour ses proches, Mathieu connut sa première crise d’angoisse. Deux ans plus tard, il poussait la porte d’un psychiatre. A vingt-et-un ans, il avalait son premier cachet d’antidépresseurs. Comme beaucoup aurait pourtant pu le penser, sa pathologie n’était pas à l’origine de son mal-être. Pas exactement tout du moins. Son monde en noir et blanc ne concernait plus uniquement ses yeux, mais rongeait aussi ses pensées. Tout était devenu noir ou blanc, pas de demi-mesure possible, pas de nuance dans ses émotions. Il pouvait passer de très belles journées, comme de terribles au moindre grain de sable qui venait enrayer la machine. Les grains de sable, aussi petits fussent-ils, étaient de plus en plus fréquents, se transformant en tempêtes qui venaient ternir son humeur. La modération disparaissait doucement de sa vie, laissant la place à une anxiété dévorante. La solution de Mathieu face à cette souffrance était de s’abrutir, de ne plus penser: bonne dose de médicaments, séries télévisées à profusion, absence de relations sociales… Il s’était renfermé, au sens propre comme au figuré. Si le monde pouvait être si beau et étincelant tout en étant si sombre et vide de sens, alors il n’en voulait pas. Chaque bonheur était immanquablement suivi d’une tragédie qui l’emportait sur tout. La pénombre était plus vorace, plus puissante.

Un matin, alors qu’il se préparait à aller travailler, la sonnette de sa porte retentit, bousculant sa routine. Les pensées déferlèrent: je serai en retard, le bus sera bondé, j’arriverai en sueur, je n’aurai pas le temps de… Tout en mâchonnant ce type de pensées, Mathieu se décida à ouvrir la porte. Un large sourire, un petit nez en trompette surmonté de grands yeux lui firent face. La nouvelle voisine était venue se présenter. Tandis qu’un flot de paroles s’échappaient de ses lèvres, Mathieu avait du mal à donner le change, et ce n’était pas pour une fois parce qu’il dressait mentalement la liste de tous les reproches qu’il pourrait faire à cette femme, à commencer par l’avoir dérangé. Non, quelque chose attirait sans cesse son regard dans la masse des cheveux bouclés de sa voisine. Quelque chose d’incongru et pourtant familier. Mathieu écarquilla soudain les yeux. Le temps s’arrêta. Parmi les boucles noires, une fine mèche de cheveux se démarquait. Une fine mèche de cheveux rose.

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