2ème prix , « Le patineur et la fouine du Lac de Joux » écrit par Catherine Veuthey

Long élancement d’un patin qui file sur la glace. l’homme dessine une fine cicatrice sur le plan miroir. Un fil qui s’étire sans fin puis quelques fois tournoie et dessine des ellipses imprévisibles. Il glisse son patin jusqu’à ce que l’inertie totale le gagne et alors promptement relance l’autre avec élan en changeant de direction. C’est jouissif. C’est exactement l’heure où le soir venu, le froid resserre le grain de la glace et ces différences thermiques font chanter tout le lac. On dit qu’il chante comme les baleines le font . Devant lui, une fouine court soudainement à toute allure sous le ciel qui commence à s’étoiler. A la faveur de la nuit naissante, elle court, elle court cette fouine vers son destin nocturne de chasseuse, se faisant à peine remarquer. Petit point noir sur la surface blanche.

Elle se dit dans son for intérieur : « Ce serait un comble que cet idiot de patineur qui gigote d’un pied sur l’autre sans direction aucune me rattrape et coupe un bout de ma queue. La cicatrice que provoquerait son patin ne serait pas qu’une balafre sur la glace mais une coupure dans mon splendide appendice. Tandis que le patineur se dit en lui-même : « Mon dieu, capter la course folle de cette fouine serait la plus belle des photos animalières que je n’ai jamais réalisé. Ce splendide mustélidé volant sur ce sol lumineux et floconneux, ce ciel sombre, cette nuit d’encre : ce serait un contraste noir-blanc sans pareil. Tous les clubs d’environnement vont se l’arracher, cette photo. Ce sera ultraviral. Ultra, mégaviral » se dit-il en déplaçant élégamment la pointe de son doigt sur son écran de téléphone et en prenant une photo numérique en vol.

Ce qui fut spécialement viral, ce fut la fêlure que son arrêt net provoqua dans la glace. Le chant des baleines se transforma en chant du cygne. D’abord une fêlure théâtrale du Z de Zorro puis une énorme balafre et peu à peu la glace s’affaissa. « Cet incapable ! se dit la fouine, les humains sont balourds et inconséquents.» Et doucement mais irrémédiablement ses pattes sont mises en contact avec les eaux glaciales, puis son poitrail se paralyse de froid tandis que le bipède, également mis au contact des eaux, déclique ses patins d’un geste vif et démontre immédiatement qu’il est un vif adepte de Wim Hof, ce chantre des bienfaits de l’immersion en eau glacée. En effet il se retrouve parfaitement dans son élément, comme un poisson dans l’eau, comme une morue des eaux glaciales dans l’Atlantique, enfin cela transposé au Lac de Joux.

Or dans les eaux profondes de ce lac jurassien une fouine coule désormais verticalement comme le plomb attaché à un fil, s’enrageant qu’un patineur inconscient puisse provoquer un tel désastre dans la vallée et un tel désordre dans sa vie : « les hommes sont des destructeurs incontrôlés provoquant des effet dominos de la manière la plus enjouée possible. » La fouine repense en un éclair à ses chers petits fouinards qu’elle a laissé au terrier, à ses courses folles dans la nuit sous la lune et à tous les plaisirs de sa vie. Une haine irrépressible s’empare d’elle. Et tandis qu’elle coule dans les eaux ténébreuses, elle le voit s’agiter sous la glace, respirant, bloquant son souffle, recommençant. « Voilà, je me noie et cet énergumène pirouette dans l’eau. Quel niais, quel inutile ! » Soudain l’homme pique comme un canard dans le trou noir que constitue les eaux. Seules quelques bulles remontent lentement à sa surface. Il plonge avec puissance et lenteur à la fois, jusqu’à attraper la queue de la fouine et à la remonter doucement à la surface tout en ondoyant son corps dans une course sinusoïdale. Il jette la fouine hors de l’eau. Toute sonnée, la fouine ne sait plus très bien ce qu’elle veut d’elle-même. Vengeance. Ressentiment. Haine. Reconnaissance.

Le patineur s’extrait comme une loutre hors de la glace. La fouine est confuse, elle se secoue. Et soudain, l’instinct de survie revient au galop : elle décide de filer à toute allure, tout en lançant un de ces pets nauséabonds qui font la célébrité de sa race et qui laisse tout prédateur en état de choc. Elle court, elle court comme le furet et soudain se sent désormais pleine de grâce, délivrée de la mort. Alors elle se retourne élégamment et pose; elle attend qu’il la prenne en photo tout en le regardant au plus profond des prunelles. Ce fut sa manière à elle de dire merci. Et s’enfuit à nouveau dans le noir.

A jamais.

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