3ème prix du concours d’écriture 2017 (Rosemarie Fournier)

Partir ?

J’ai encore acheté un billet d’avion sur internet. Hier soir, pendant que Lucie regardait la télévision. J’ai trouvé un billet de dernière minute pour Nice. Aller seulement. Décollage aujourd’hui à 18 heures. Je vais attendre que Lucie sorte le chien (c’est son tour). J’ai lu un article sur Nice dans le journal. En octobre, il paraît qu’il fait encore 20 degrés. Je me réjouis.

Il pleut des cordes. Lucie s’est contentée de sortir le chien sur le balcon avant d’allumer la télévision. Elle a beau être scotchée devant l’écran, je ne suis pas à l’abri d’un besoin pressant, du téléphone qui sonne, voire d’une panne d’électricité, seules raisons concevables pour qu’elle lève les yeux. Et si cela arrive juste au moment ou je passe la porte… Je renonce. Comme d’habitude, il sera impossible de me faire rembourser ce billet. Heureusement que Lucie ne met jamais son nez dans les comptes du ménage. Depuis ma mise à la retraite l’an dernier, j’avoue que j’ai dépensé une petite fortune en billets d’avion.

Je surfe sur les lignes des compagnies aériennes. Je trouve un billet low cost pour Naples. Mon voisin de palier, Antonio, vient de Naples. Il me dit que c’est la plus belle ville du monde. Je suis tenté d’aller vérifier. J’achète le billet et l’imprime. Aller simple. Départ dimanche matin, très tôt. Lucie ne m’entendra pas. Nous faisons chambre à part depuis longtemps. Je me promène encore un peu sur les sites touristiques italiens, guettant le moment où Lucie éteindra la télévision et se décidera à se rendre à la cuisine pour préparer le repas. Ça tombe bien : je sais qu’elle a prévu des tagliatelles au saumon. Sa cuisine, c’est bien la seule que je regretterai.

Encore trois jours jusqu’à dimanche. J’ai toujours un petit sac de voyage rempli de l’indispensable, caché au fond de ma penderie que Lucie n’ouvre jamais. Quand elle a fini le repassage, elle dépose toujours mes habits sur mon lit pour que je les range moi-même. Je meurs d’envie de dire à Antonio que je pars pour Naples. Il ne faut pas. Personne ne doit savoir.

Je suis terriblement déçu. J’ai oublié de régler mon réveil samedi soir. Quand je me suis réveillé, j’ai tout de suite constaté qu’il était trop tard. Parti, mon avion. Du coup, pendant que Lucie dort encore, j’allume mon ordinateur. Je tombe presque tout de suite sur une offre intéressante : un vol pour Helsinki. Pourquoi pas ? Même si, en octobre, les températures sont déjà basses. Même s’il n’y a plus que trois heures de soleil par jour. Et puis, elles sont belles les filles du nord. C’est pour demain. Je dirai à Lucie que je vais faire des courses, mais j’irai tout droit à l’aéroport.

J’attends que Lucie soit à la salle de bains pour sortir de l’appartement. Comme ça, elle ne verra pas que je pars avec mon sac de voyage. Moment de panique dans le taxi. Mon passeport, ma carte de crédit, mon billet d’avion… Je contrôle tout encore une fois. Quand j’ai voulu partir pour Londres le mois dernier, j’avais oublié mon passeport et j’ai dû rentrer chez moi. Mais cette fois, cette fois rien ne m’empêchera de partir. Sans jamais revenir. Oui, c’est ça l’idée. Partir pour de bon. Fini de promener le chien, de visiter les enfants, d’aller en vacances dans le Jura, de faire semblant d’aimer les chansons d’Alain Morisod. Terminé. Lucie ? Elle verra à peine que je ne suis plus là. Du moment qu’elle ne rate aucune série télévisée…

Le taxi me laisse devant l’aéroport. Depuis le temps que j’essaie de partir, c’est la première fois que j’arrive jusqu’ici. Je pousse une porte vitrée au hasard. Le hall de l’aéroport. C’est… gigantesque. Affolé je reste planté là, sans bouger. J’ai l’impression que je vais disparaître, avalé par cet espace monstrueux. Que faire ? Où aller ? Je finis par m’approcher d’un énorme panneau lumineux. Il doit s’agir de la liste des départs et des arrivées. Barcelone, Vienne, Istanbul… Je cherche Helsinki, mais ma vue est troublée. Perdu, je suis perdu. On me bouscule. Je bredouille des excuses. Ils ont tous l’air de savoir où ils vont. Ils ont tous de grandes valises à roulettes. J’ai l’air ridicule avec mon petit sac. Je marche au hasard. Des guichets partout. Des voix désincarnées qui semblent donner des informations auxquelles je ne comprends rien. Des files de voyageurs qui attendent avec leurs bagages. Je n’ose pas demander. Tout le monde sait prendre un avion.

Je suis monté dans un bus et me suis arrêté devant le supermarché. J’ai acheté deux trois choses au hasard. Je suis rentré en laissant mon sac au garage. Lucie n’a pas levé la tête. Ce soir, je vais regarder les horaires de chemin de fer.

Rosemarie Fournier

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