Texte écrit par M. Philippe Garnerin
Parfum de vie
Albert était l’heureux propriétaire de la boucherie « La Frigousse ». Dans l’année qui avait suivi son installation à Saint Pierre des Alpes, le fumet divin de sa potée au lard avait conquis tous les habitants de la bourgade et la renommée de l’établissement s’était étendue bien au-delà des limites du canton.
Jeannine vivait dans une ferme isolée, aux confins de la commune. Elle y préparait un reblochon dont la réputation s’était construite au fil des générations. Confectionné avec un lait aux senteurs de fleurs des montagnes, le fromage par son arôme, enchantait depuis longtemps les tables les plus raffinées des environs.
Jeannine et Albert s’étaient séduits quelques instants avant même de se croiser. L’attirance qu’ils avaient eue l’un pour l’autre était pour beaucoup un mystère. Les gens convenaient qu’elle ne pouvait en rien être le fruit d’une quelconque affinité physique. Jeannine était une grande femme plutôt maigre. Son visage parsemé de taches de rousseur et surmonté d’une tignasse fauve hirsute, abritait deux petits yeux gris encadrant un imposant nez aquilin. Albert plutôt rond, la face percée de deux minuscules narines, cachait son regard derrière d’épaisses lunettes. Ses cheveux avaient depuis longtemps déserté son crâne luisant auquel ses doigts boudinés accordaient de temps à autre, la satisfaction de calmer le prurit chronique qui l’habitait. L’explication était donc ailleurs.
En réalité, Jeannine avait été charmée par le délicieux parfum de lard fumé qui avait précédé
Albert lorsqu’il s’était avancé vers elle. De son côté, à l’instant même où Jeannine avait pénétré son champ de vision, Albert avait succombé à l’intense odeur de reblochon fermier qui l’avait soudain enveloppé.
Dès qu’ils s’étaient fréquentés, ils avaient pris conscience de l’exceptionnelle harmonie olfactive qui unissait leur couple. A longueur d’année, ils arpentaient les marchés, poursuivant avec délectation les arômes de fromage et de charcuterie. Quand venait l’été, ils montaient avec entrain dans les alpages. Le nez au vent, ils parcouraient les prairies en fleurs à la rencontre des campanules et des gentianes. Puis c’était de concert qu’à l’automne, ils visitaient les saloirs, humant dans la pénombre les effluves puissants de jambon, de saucisse et de couenne.
Ils s’étaient mariés peu de temps après leur rencontre et Albert s’était installé chez Jeannine. Ils n’avaient eu aucune difficulté à prendre cette décision. De fait, elle découlait d’une observation commune. Très tôt, durant leurs premiers ébats, ils avaient constaté que c’était l’intense parfum de tartiflette émanant de leurs corps enlacés qui les conduisait à l’extase. La conclusion s’imposait d’elle-même. Le bien-être de leurs âmes et de leurs corps exigeait l’alliance définitive de leurs odeurs.
Ils vécurent ainsi quelques années, heureux, portés par la communion de leurs odorats. Pourtant, un jour, alors qu’Albert s’était arrêté à l’étal d’une charcuterie et lorgnait un appétissant morceau de couenne dorée au parfum sublime, Jeannine, l’air écœuré, lui avait murmuré à l’oreille « N’en prends pas ! Elle est rance ! ». Albert avait failli défaillir. Le « Un morceau de cet appétissant lard s’il vous plaît ! » qu’il s’apprêtait à prononcer était resté coincé dans sa gorge.
Le soir même, Albert était entré dans la cave d’affinage où s’affairait Jeannine. Elle avait choisi sur une claie un reblochon, l’avait reniflé avec délectation et le lui avait tendu. « Hume cette merveille ! » avait-elle dit. Albert s’était penché sur le fromage. Une désagréable odeur de purin lui avait traversé les narines. « J’ai l’impression qu’il sent un peu le fumier… » avait-il répondu, distant. Sous le choc, Jeannine était devenue livide. La soirée avait été glaciale et lorsqu’ils s’étaient mis au lit, ils s’étaient détournés l’un de l’autre sans prononcer un mot. La magie de la tartiflette s’était volatisée.
Les jours qui suivirent, ils ne cessèrent de s’éviter. La disparition soudaine de l’osmose olfactive qui les unissait, les avait plongés dans des océans parallèles de solitude, et lorsque par mégarde, ils venaient à se croiser, ils détournaient le regard, muets, asphyxiés par les relents de la trahison. Au fil du temps, une muraille d’algarades et d’injures derrière laquelle ils dissimulaient leur souffrance, s’était substituée au silence dans lequel ils s’étaient tout d’abord murés. La situation avait ensuite empiré, au point que l’odeur corporelle de l’autre leur était devenue insupportable. Les effluves répugnants de porcherie qui semblaient accompagner les apparitions d’Albert, soulevaient le cœur de Jeannine. De son côté, il était dégouté par les odeurs d’étable crasseuse qu’il croyait déceler tandis qu’elle approchait. Puis ils en étaient venus aux mains.
Lorsque ce jour-là dans la cuisine, ils se jetèrent l’un sur l’autre, ils n’avaient qu’une seule idée en tête, tuer. Tandis qu’Albert avait saisi Jeannine à la gorge, Jeannine avait planté ses ongles dans les yeux d’Albert. En proie aux embardées, leurs corps enchevêtrés, parcourus de soubresauts frénétiques, roulaient maintenant sur le sol, fracassant tout sur leur passage. Ils n’étaient plus qu’un enchevêtrement de bras, de jambes, de têtes, furibonds, ruisselants de sueur.
Rien ne semblait pouvoir mettre un terme à cette mêlée létale, quand un étrange odeur, née de leurs transpirations combinées les effleura. Ténue, subtile, elle pénétra leurs narines et leurs mouvements perdirent de leur violence. Leurs mains se détendirent et glissèrent sur leurs peaux mouillées. L’odeur s’intensifia. Leurs gestes se firent plus doux, leurs doigts plus caressants. L’odeur prit de l’importance. Un intense bien-être les envahit. Leurs corps détendus se serrèrent l’un contre l’autre et s’enlacèrent avec volupté. Leurs bouches se retrouvèrent et échangèrent un long baiser amoureux. Un puissant parfum de tartiflette se répandit autour d’eux…
Philippe Garnerin – Deuxième Prix du Concours d’écriture 2015