1er prix du concours 2015

Texte écrit par M. Serge Garcia

Pestilence

C’est d’abord l’odeur pestilentielle qui me prit à la gorge comme une bouffée de souffre pur. La respiration coupée, je sortis brutalement de ma torpeur brumeuse et m’extirpai d’un sommeil aussi lourd qu’épuisant. A peine les yeux ouverts sur une vision trouble, je sentis quelque chose de visqueux et humide collé à ma joue. Me levant avec peine, j’avais dormi, ou perdu connaissance plutôt, dans le local des poubelles compostables sur un matelas d’épluchures de fruits et de légumes en décomposition. Les déchets organiques étaient étalés au sol, le container s’étant vraisemblablement renversé sous mon poids de galérien. Mon tablier blanc était brun, mon état général insalubre. Et merde ! J’avais encore trop picolé et fini dans la puanteur du compost de la semaine qui devait être évacué le vendredi et… nous étions vendredi. Une semaine que ces ordures macéraient dans ce marigot nauséabond de la bâtisse aux relents suffocants. Au moment où mon cerveau d’alcoolique épicurien saisit la situation, mon estomac se révolta et renvoya tout ce qu’il avait ingurgité la veille pour venir compléter le potager pestilentiel. La journée commençait mal !

Je regardai ma montre. Il était largement l’heure de la réalisation du menu du jour. Ma tête bourdonnante avec l’insupportable et douloureuse sensation d’un tomahawk planté dans ma nuque, je sortis du local à poubelles et passai discrètement aux toilettes pour me laver le visage. Le panier e pot-pourri floral trônant sur les chiottes édulcora quelque peu mon malaise olfactif. J’en profitai pour balancer le tablier et le pantalon au linge sale et récupérer des habits propres dans l’armoire à vêtements qui sentait bon la lavande fraîche. Je débarquai, non sans peine, dans la cuisine en me dirigeant droit sur la pharmacie et ses aspirines. Toute ma brigade était déjà présente en train de s’affairer aux tâches du jour. Les senteurs des fonds de sauces avaient envahi l’espace de leurs divers parfums aux mille saveurs. La cuisine d’un restaurant exhale surtout le matin, lorsque les bases des plats mijotent en une mélodie parfumée à la fois douce et intense. Je sentis les regards lourds de reproches tomber sur moi comme des grenades explosives de honte. Ma réputation me précédait depuis longtemps et mon équipe était fatiguée de mes frasques alcooliques quotidiennes. J’en avais rien à foutre, c’était moi le patron ! Toute cette bande d’handicapés de la feuille était là grâce à moi. Ils étaient dans « Mon royaume » silencieux de senteurs culinaires que j’avais bâti de ma seule volonté, chevauchant mon orgueil fouetté par ma résilience !

Le problème des grosses cuites, c’est que le lendemain elles donnent une faim de loup. Comme si le corps avait besoin d’ingurgiter une masse d’aliments pour rétablir le déséquilibre éthylométrique sanguin. Les parfums et les senteurs exacerbèrent mon appétit. Là les homards achetés tôt le matin barbotaient dans le bouillon exotique fleurant la mangue tropicale. Un peu plus loin, les fonds de sauces aux bouquets de sous-bois étaient déjà prêts pour venir harmoniser la cuisson des faux-filets de sanglier ou l’estouffade de bœuf aux coulis de truffes safranées. Mon expérience autant de la cuite que de la cuisine me fit rapidement reprendre mes esprits. Du moins, assez pour glaner l’essentiel des infos du jour auprès de Fleur, ma seconde de cuisine. Je lui définis le cap du service de midi tout en avalant une tranche de pâté de marcassin aux chanterelles. Par un signe clair et précis. Fleur m’indiqua que j’avais une haleine de chacal que les parfums provenant des casseroles du matin n’arrivaient pas à couvrir. Elle me tendit un bonbon à la menthe et mélisse qui me fit l’effet d’un piment « langue d’oiseau » en me hérissant autant les papilles que les alvéoles pulmonaires.

Lorsque j’eus fini de briefer Fleur, elle dispatcha les ordres à la brigade qui s’affaira comme un seul homme. Le coup de feu démarra à midi pour s’achever vers 14h30. Deux heures et demi durant lesquelles je n’avais pas le temps de penser à ma biture de la veille, mais qui m’achevèrent dans le fauteuil de la cuisine où je m’assoupis comme un flan. Fleur vint me secouer quelques minutes plus tard. Je devais vite me ressaisir, car l’après-midi était consacré à un nouveau plat que j’avais imaginé quelque temps auparavant.

Fleur avait déjà disposé tous les produits sur le plan de travail principal. Ne restait plus qu’à orchestrer les manœuvres, pour faire de ce croustillant de boudin de sanglier poché à l’huile de noix et chutney de pommes, l’entrée reine de ma carte d’automne. D’abord légèrement fétide et métallique, le boudin de sanglier, noyé dans le bouillon à l’huile de noix, exhale des senteurs d’humus terreux crépusculaires et matinales. Conjugués aux arômes de myrtille de montagne du bouquet d’herbes que Fleur avait apprêté pour la cuisson, ces nouveaux parfums enchantèrent toute la cuisine. Pendant que le boudin mijotait, nous avons tenté plusieurs modes de cuisson des pommes et des noix pour parvenir à un chutney exaltant les harmonies cachées et subtiles du boudin et de la morille. Le caramel pommé bien sûr, mais aussi la vanille orangée ou encore la noix grillée passaient dans la cuisine comme des anges parfumés aux senteurs éthérées. Sur les coups des 18h00, nous étions parvenus au top de notre nouvelle composition. Fleur et moi n’avions pas eu le temps de faire une pause que la brigade s’activa à nouveau pour le coup de feu du soir. La cuisine est une passion dévorante et chronophage !

Qu’importe au final ! Notre nouvelle entrée fut la star de la soirée. Tous les clients qui la choisirent étaient aussi exaltés que les saveurs du plat boudiné. Fort de ce succès, j’ouvris une bonne bouteille de Ruinart millésimé pour trinquer avec Fleur, que j’envoyai ensuite en salle recevoir les honneurs des convives qui réclamaient l’artiste culinaire. Elle insista pour que je vienne, mais je refusai comme d’habitude. Je n’avais bien sûr pas entendu l’enthousiasme silencieux de la brigade entière qui sentait la joie et l’excitation venir des clients via les serveurs. C’est alors que Fleur entra dans la cuisine accompagnée d’un convive. Celui-ci nous honora d’un flot de compliments fleuris d’enthousiasme que Marcel, le chef de rang, s’évertua à nous traduire en langage des signes à Fleur et à moi-même. C’est l’égo gorgé de flatteries que je me servis plusieurs rasades d’un bon malt de 24 ans d’âge aux effluves de chocolat et de tabac cubain pour fêter ça. Avant sans doute de m’écrouler dans un local à l’odeur pestilentielle. C’est le premier souvenir que j’eus ce matin en me réveillant lorsque je sentis quelque chose de visqueux et humide collé contre ma joue…

Serge Garcia – Premier prix du Concours d’écriture 2015

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