Une visite inattendue (Catherine Venturi Pinton)

Ce matin-là, je trônais sur la table de la cuisine, la mère venait de me sortir du four. Je sentais bon et je me trouvais croustillante.

La fillette entra. Elle portait un capuchon et une cape, comme si elle partait en promenade. Dommage, elle ne pourra pas me goûter ce midi.

Je fus surprise d’entendre la mère ordonner de m’emporter jusqu’à sa mère-grand avec un petit pot de beurre. Sans ménagement, je fus emballée et posée dans le panier que l’enfant tenait à son bras.

Pendant le trajet, je n’étais pas à l’aise. J’avais quelques appréhensions, car le pot de beurre me heurtait à chaque secousse et la fillette ne pouvait s’empêcher de sautiller à tout va!

Soudain, le balancement cessa, il me sembla que nous nous étions arrêtés.

Une énorme voix me fit sursauter et je vis le pot de beurre pâlir. Le rauque de cette voix était effrayant, mais en même temps, je sentais qu’un ton mielleux s’y mêlait. Nous avions stoppé au milieu de la forêt, les oiseaux ne chantaient plus et les feuilles bruissaient sous le vent.

La fillette était en pleine conversation avec l’inconnu. « ..Et que c’est moi qui irai plus vite que toi… ». « Et..que non, faisons un pari.. ».

Elle n’allait tout de même pas rivaliser avec cette voix monstrueuse. Elle souleva le linge qui me recouvrait et j’aperçus un animal velu qui me fixait de ses yeux jaunes. J’eus tout à coup comme une angoisse à l’idée qu’elle pourrait m’offrir en trophée à cette horrible créature.

Quand je sentis à nouveau le mouvement régulier du panier, je compris que nous reprenions la route.

L’enfant ne semblait pas pressée d’arriver chez sa mère-grand, à tout moment nous nous arrêtions. Le panier se remplissait de fraises, de champignons. Tous ces intrus allaient modifier mon parfum et je ne serais pas étonnée si la mère-grand me trouvait peu à son goût.

De plus, ce n’était pas prudent de s’attarder dans ce bois, l’animal velu pouvait ressurgir et le beurre commençait à fondre au fond de son pot.

J’entendis nettement la fillette toquer à une porte. On perçut à peine la voix qui répondit. Lorsque je fus sortie du panier et déposée sur la table, je remarquai que nous étions à l’intérieur d’une maison.

Un lit était placé contre le mur. Je distinguais un bonnet de nuit qui devait sans doute appartenir à la mère-grand.

La fillette s’était dévêtue et se glissait sous le gros édredon. Sans doute voulait-elle se reposer du voyage.

  • Tu ne trouves pas qu’elle a une drôle de tête la mère-grand ?

Le petit pot de beurre me regardait d’un air effrayé.

  • Qu’est-ce qu’elle a, lui répondis-je, très étonnée.
  • Elle a de grandes oreilles!
  • C’est sans doute pour mieux entendre, lui rétorquai-je.
  • Et les yeux? Tu as vu ces soucoupes ?
  • C’est pour mieux voir pardi!
  • Et ses dents! C’est effrayant!

A ce moment-là, on entendit un cri abominable. L’édredon tomba sur le sol et la mère-grand se jeta sur la fillette qui semblait terrorisée.

Quand la vieille se redressa, je reconnus la bête velue rencontrée dans la forêt.

  • C’est le loup, couina le pot de beurre, ses griffes, ses longs poils noirs, pas de doute, c’est lui !

L’animal dévora la petite sans plus attendre. Il ne resta rien de la pauvre enfant.

Quand le monstre s’approcha de la table, je vis le beurre blêmir et se mettre à couler le long du pot. De sa grosse paluche, le loup l’emporta et j’entendis un vague « au secours » avant de voir mon ami d’infortune disparaître entre les crocs effroyables.

Déjà, je me préparai à vivre ma dernière heure. Être mangée est le destin de toute galette, il fallait me résigner.

Quel ne fut pas mon étonnement de voir le loup se détourner de moi et se mettre à hurler. Un homme se tenait dans l’encadrement de la porte. Sans hésiter, il mit en joue et tira. L’animal s’affaissa dans un râle et resta inerte sur le sol.

L’horreur se poursuivit lorsque l’individu extirpa de sa ceinture un énorme couteau. Allait-il me couper en quatre? C’était bien prétentieux de ma part de croire que je pouvais intéresser l’estomac de ce chasseur.

Se penchant au-dessus du loup, il enfonça la lame dans le ventre de l’animal et le coupa sur toute la longueur. L’homme plongea ses deux mains à l’intérieur de la panse ouverte et je vis, médusée, la petite fille s’extirper de l’abdomen, suivie bientôt par une vieille femme.

L’homme tira la dépouille du loup hors de la maison et je restai seule avec la fillette et sa mère-grand.

Elles avaient bon appétit toutes les deux, sans doute décuplé par la frayeur qu’elles avaient eue. Je fus engloutie en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Il ne resta de moi que quelques miettes éparpillées sur la table.

Mon destin s’était accompli.

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