Une légende (Catherine Venturi Pinton)

A mon réveil, je ne sens rien, à part quelques courbatures que j’attribue aussitôt au footing de la veille.

Assis au bord de mon lit, je me mets à masser mes chevilles, puis mes mollets. Mes doigts vont et viennent le long de mes muscles, qui me semblent plus durs, plus tendus que d’ordinaire.

En m’étirant avec un large mouvement des bras vers le haut, je me redresse et mes pas me conduisent machinalement dans la salle de bains.

La lumière vive éclaire déjà le miroir, lorsque mes yeux croisent le regard bleu acier d’un individu que je ne connais pas.

Ma main se met à palper mon menton qu’une barbe assez fournie orne et voyant ma doublure en faire autant en face de moi, j’en déduis que je suis celui qui me regarde, que ce reflet, c’est bien moi.

Un pincement au niveau du thorax me donne le signal d’une montée d’angoisse, aussitôt, la moiteur de mes mains me confirme le début d’une panique.

« Calme-toi, il y a sûrement une explication à ça… ». Ma raison se veut rassurante, empêchant un instant l’émergence de pensées plus oppressantes.

Lentement, je m’approche de la glace pour examiner plus attentivement ce nouveau visage. Des cheveux plus longs, plus épais aussi, des sourcils fournis me donnent un air rustre et cette barbe cachant mon menton me rend méconnaissable. En me penchant encore davantage, je fixe ces yeux clairs, comme pour essayer de transpercer cet autre, afin d’y puiser le début d’une compréhension.

D’un mouvement brusque, mes mains me repoussent loin du lavabo et mon dos se colle contre le mur. Une nouvelle crispation à l’estomac m’ouvre la bouche et un cri imperceptible s’en échappe.

Pas le temps de me ressaisir, une clameur inconnue venant de la rue attire mon attention. Sans trop réfléchir, j’ouvre la porte d’entrée de mon appartement et à ma grande surprise, je me trouve debout sur un trottoir pavé. Mon palier a disparu, laissant place à une ruelle animée où les passants se pressent tous dans une même direction. Nul ne fait attention à moi, ma tenue- torse nu et pyjama- ne les surprend guère. Il faut dire qu’eux-mêmes sont vêtus de vêtements très simples, les femmes en jupe ample et longue. Une charrette tirée par un cheval me laisse penser que j’ai non seulement changé d’apparence, mais aussi d’époque. Je me sens soudain comme dans un mauvais rêve, j’ai le sentiment que tout cela n’est pas réel, que je vais me réveiller. Les battements de mon cœur augmentent d’intensité, la peur s’insinue. Comme pour fuir ce sentiment d’affolement, je me mets à courir dans la même direction que tous ces gens dont les cris envahissent mes oreilles, sans savoir ce qu’ils disent.

Essoufflé, j’arrive, au détour d’une maison, sur une grande place au milieu de laquelle se tiennent trois cavaliers. Il sont mieux vêtus que les villageois, ils portent de grandes bottes et un pourpoint de couleur vive. L’un deux tient une longue pique, au bout de laquelle il a mis son chapeau.

Un silence imposant emplit la place, lorsque le deuxième homme à cheval prend la parole.

Il s’exprime dans une langue dont les mots ont quelques consonances allemandes, mais que je ne comprends pas malgré tout. Sa voix forte et autoritaire semble terroriser l’auditoire. Il hurle plusieurs fois un mot que je pressens comme étant le nom de leur chef: « Gessler ». Il montre à plusieurs reprises le chapeau trônant au sommet de la pique que le porteur vient de planter sur un socle de bois, fixé au sol.

A ce moment-là, les gens qui jusqu’alors étaient restés immobiles se mettent en procession, défilant les uns derrière les autres devant les cavaliers, se découvrant et esquissant une révérence lorsqu’ils passent devant la pique au chapeau.

Oubliant l’étrangeté de ma situation, une envie irrésistible de rire me surprend et ne pouvant la retenir, un ricanement sonore sort de ma gorge et se déploie avec une vigueur étonnante, rompant le silence presque religieux de l’assistance.

C’est alors que tous les regards se posent sur moi, cette brusque attention collective devrait me calmer, mais au contraire, mon rire redouble de puissance et libère toute la tension intérieure que j’ai accumulée depuis le début de cette incompréhensible journée. Je sens mon ventre se détendre, mes muscles se relâcher, je ressens presque un bien-être euphorique. La réaction du premier cavalier ne se fait pas attendre:

– Qui es-tu pour oser défier le bailli Gessler ?

Pas même surpris de comprendre ses paroles, je m’entends répondre:

– Guillaume Tell!

– Guillaume Tell, le fameux archer! Peut-être te crois-tu plus fort que Gessler, le représentant du comte de Habsbourg.

Je m’apprête à rétorquer, lorsque je sens une main d’enfant saisir la mienne et entends une petite voix me dire:

– Papa, je t’ai cherché partout.

-Voilà le père et son fils! Peut-être feras-tu moins le malin si pour réparer l’affront que tu viens de me faire, je t’ordonne de viser une pomme posée sur la tête de ton fils!

Les évènements vont trop vite pour mon entendement, une grande lassitude m’envahit, j’ai l’impression que mes jambes n’arrivent plus à me soutenir. Je ne contrôle plus mes réactions et c’est malgré moi que je m’entends riposter:

-Ton défit ne me fait pas peur. Mais jure-moi que si je réussis ce que tu demandes, tu repartiras avec ton chapeau et tes sbires.

-Soit, je te le jure.

Mes yeux se posent alors sur l’enfant qui me tient la main depuis un moment, je croise son regard bleu qui me fixe et je sens la moiteur de sa paume.

-N’aie pas peur, je vais réussir.

Le cavalier qui n’a pas bougé jusqu’à présent, descend de son cheval, s’approche de l’enfant, le saisit par les épaules et l’emmène à l’autre bout de la place. Un homme que je n’ai pas repéré jusque-là me tend ce que je reconnais être une arbalète. Quand je la prends, je suis surpris par son poids et par l’habileté avec laquelle je la manie.

Déjà   l’on pose une pomme en équilibre sur la tête du garçon. Celui-ci se tient droit, immobile le visage tourné vers moi. Gessler à cheval, non loin de l’enfant, m’observe avec un sourire grimaçant.

D’un geste sûr, je place la flèche, j’arme, je vise et, dans un souffle, la flèche atteint sa cible.

Il s’écroule, sa tête cogne le pavé, Gessler est mort.

Une clameur monte de la foule. Plusieurs hommes mettent déjà à terre les deux autres cavaliers trop surpris pour réagir.

Je sens des bras me soulever pour me porter en triomphe, tous m’acclament, les femmes me lancent des fleurs ou des fichus, j’entends scander mon nom « Vive Guillaume Tell! Vive Guillaume Tell! ».

Je suis bien, comme après un footing de deux heures, libre de toute tension.

Une fierté m’envahit et soudain une pensée traverse mon esprit: « Je suis entré dans la légende… »

 

 

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