Trait d’union (Julianne Farré)

Je ne l’ai pas remarquée à notre première rencontre. Elle est insignifiante, placée à la naissance de ses cheveux. Une tache, une marque ? C’est une forme arrondie, de couleur brune, d’un centimètre de diamètre, dessinée sur sa peau. Lisse au contact de mes doigts. Au fil des années, sa couleur n’a pas varié, mais elle est désormais un peu plus apparente en raison d’une clairière formée dans sa chevelure poivre et sel, sur les tempes. Il palpe l’endroit lors de sa toilette matinale, contrôle la taille de l’empreinte et jette un coup d’œil satisfait au miroir. Elle est là depuis sa naissance. Il est fier de sa présence et me rappelle qu’une semblable ornait le front de sa mère.

 Celle-ci venait chez nous chaque été. Pimpante, coquette et envahissante. Elle arrivait en train début juillet, avec une vieille valise en cuir râpé, de couleur brune, dont les serrures métalliques fermaient mal. Pour empêcher l’ouverture inopinée du bagage, une sangle de tissu l’entourait grossièrement, nouée sous la poignée. Une feuille de papier quadrillé avec l’inscription au stylo de ses nom et adresse était collée sur l’un des pans de la valise, laquelle rassemblait toute sa fortune, ses vêtements soigneusement pliés et quelques menus objets personnels. Dès son installation chez nous, la vie familiale s’en trouvait bouleversée pour quelques semaines. L’ordre devait régner, les jouets ne pas traîner par terre, les lits servir exclusivement au repos et non pas à des jeux de trampoline pour les enfants. Elle adorait son fils, le couvait, glorifiait, contemplait, dévorait des yeux. Pour ne rien perdre de lui. Tous ses faits, tous ses gestes. Elle me rappelait constamment qu’elle l’avait nourri au sein jusqu’à ses deux ans. Me faisait remarquer la couleur de ses yeux, de ses cheveux, son corps athlétique, leur ressemblance. Et ce détail, ce grain de beauté sur la peau qu’ils avaient tous les deux. Complicité filiale très latine qui m’exaspérait quelque peu alors.

 Mon juvénile agacement disparu, j’ai démontré tolérance, indulgence et clémence à l’égard de cette maman au soir de sa vie. J’ai été infiniment touchée par le tendre attachement que lui manifestait son fils, lorsqu’il l’habillait, la soignait, la douchait. Avec gestes cajoleurs, naturels, emplis de tendresse. Moments d’intime connivence que je découvrais troublée et admirative, l’éducation pudique reçue ne m’ayant pas habituée à de telles relations avec mes parents.

 A mon tour, j’ai aperçu un jour avec fierté et bonheur cette même marque sur la peau de mes enfants. Illusion d’optique, pigmentation particulière, dermatose ? J’aime à dire que c’est tout simplement, un inéluctable trait d’union.

 

Ce contenu a été publié dans 2009-2010: Emotions, Non classé, Productions. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.