Mon journal (Rita Genthon)

 

14/02/1964 – moins 30 jours. 

Je sais qu’il reste 30 jours à mon cerveau pour se doter de tous ses neurones, y inscrire toutes les procédures qui seront nécessaires, y ajouter un maximum de plasticité. Marcher, courir, sauter, rire, parler, pleurer, hurler, manger, boire, déglutir, apprendre, déduire, entreprendre. 

Rien que ça, pour qu’après ma naissance je puisse vivre en exprimant mes émotions tout en déambulant sur la surface de la terre.

 14 mai 1978 – 18 ans

 J’essaie de comprendre, je torture mon cerveau pour qu’il m’explique les voies secrètes de la géométrie descriptive, néant, le calcul des fonctions dérivées, toujours le néant, le pourquoi du comment de Schopenhauer, encore du néant.

 Par contre, si je lui demande de me parler de ses yeux, là c’est une explosion de couleurs. Ils sont verts avec des éclats d’étoiles. Ils pétillent tant que je sens les bulles éclater sur mon visage. Il est grand, drôle et si beau. 

Je n’arrive plus à arrêter ce flot descriptif, accompagné de tant d’émotions que je ne peux plus les nommer. Jambes qui flageolent, mains moites, cils qui papillonnent, sourire béat et j’en passe.

J’ai une matu à préparer, moi, et je ne peux te contrôler. 

Si je t’écoute, tout peut être différent, moins difficile, moins tortueux.

Le cerveau droit tente de calmer le gauche qui bout sous les effets des hormones et se fout éperdument de mes échéances d’examens.

De plus, il fait appel au reptilien qui met dans mes bras un poupon tout mignon et souriant avec ses yeux à lui.

Ça suffit !

30 janvier 2010 – 48 ans

 Il y a deux mois j’ai tout lâché. Le passé et le futur. Je suis astreinte au présent. Un présent qui m’effraie et ne présage rien de bon.

J’ai surestimé la capacité de mon cerveau à s’entendre avec ses lobes, à trouver des compromis, sans partir en volutes fumantes. Le résultant de ce capharnaüm : une artère bouchée et patatras tout s’écroule. Tout s’arrête. 

Je m’entends encore penser : «  Ralentis, lève le pied. »

J’ai envie de hurler, je te l’avais dit, pourquoi faut-il que tu veuilles en faire plus, tout assumer, être forte, tellement forte que tu as pété un câble. Et je suis là, au fond de ce lit avec une jambe, un bras, une main qui ont déclaré forfait.

La machine, tu l’as arrêtée sans m’avertir.

Je sens que tu n’en avais pas le droit, mais tu l’as fait quand même, n’écoutant que ton système de survie. 

Maintenant, je dois réparer tes dégâts. 

Rita Genthon

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