Les filles du cordonnier (Catherine Venturi Pinton)

C’était la dernière maison du village. Petite, grise, elle passait inaperçue aux yeux des voyageurs. Paul, le cordonnier, et Josépha, sa femme, y vivaient heureux. Chaque jour, ils allaient le long des ruelles en chantant leur litanie: « Cordonniers, cordonniers, pour embellir vos souliers, cordonniers, cordonniers… ». La besogne ne manquait pas et chaque soir ils rentraient avec quelque monnaie sonnante dans leur poche. Cependant, ce bonheur n’était qu’apparent. Le couple pleurait de n’avoir point d’enfants. Le travail était leur refuge, mais la tristesse les rongeait.

Hors, un matin, une vieille femme frappa à leur porte. Josépha ouvrit et fut surprise de la visite.

– Achetez-moi des fruits, je vous en prie.

– Nous n’avons que peu d’argent et…

– Ce ne sont pas des fruits ordinaires. Ils exaucent nos plus secrets désirs.

Le regard insistant de la vieille eut raison de l’hésitation de Josépha. Elle acheta une corbeille de ces fruits rouges dont elle ignorait le nom. La vieille femme eut un ricanement et disparut aussitôt. Josépha resta troublée par cette visite. Mais, n’osant pas avouer à son mari sa dépense, elle mangea tous les fruits rouges, jusqu’au dernier.

Quelques mois plus tard, trois petites filles, des triplées, étaient nées. Le cordonnier était fou de joie. Malheureusement, Josépha ne survécut pas longtemps à ces naissances et Paul se retrouva seul à élever ses filles.

Les années passèrent, les fillettes grandissaient. Amélie et Babette s’entendaient à merveille, mais Coraline restait en retrait. Elle était muette et ses soeurs la rejetaient. C’était une enfant solitaire et imprévisible. Seul son père avait un regard bienveillant pour elle. Coraline aimait l’aider. Elle avait un talent pour réparer, voire fabriquer les chaussures. Mais ses souliers brodés, ses bottines aux boucles dorées, ses babouches en satin restaient invendues, car personne ne s’arrêtait pour les acheter. Les gens du village ne portaient que de gros godillots que Paul réparait si bien qu’ils n’avaient pas besoin d’en changer.

Un jour, un voyageur s’arrêta dans le village. Il cherchait un lit pour la nuit. En apercevant le cordonnier réparer une paire de chaussures, il lui demanda s’il ne voulait pas l’héberger. Paul hésita. Mais la promesse de quelques écus le fit accepter.

Quand Amélie et Babette virent le cavalier, elles comprirent que la chance enfin frappait à leur porte. Cet homme leur offrirait peut-être l’opportunité de partir de ce village où elles n’y voyaient aucun avenir.

L’homme se prénommait Arno et il était au service du Prince Hector. Il revenait d’un long voyage où il avait parcouru toutes les villes et villages, pour y rencontrer la noblesse. Il aurait dû y trouver la future épouse de son souverain, mais en vain. Aucune princesse digne de ce nom n’avait trouvé l’envie de devenir l’élue. En effet, on disait que le Prince était fort laid et qu’il avait même l’apparence d’une bête.

Lorsqu’Arno vit les filles du cordonnier, il se dit qu’il pourrait aisément en convaincre une de devenir princesse. Pendant toute la soirée, il vanta le royaume de son maître: les terres à perte de vue, un château somptueux avec mille serviteurs et des navires prêts à voguer vers de beaux voyages. Amélie et Babette s’enthousiasmaient, chacune rêvant à son départ. Coraline, comme à son habitude, ne disait rien. Elle finissait une paire de ballerine en fine dentelle. Avant d’aller se coucher, le cavalier demanda aux jeunes filles de réfléchir qui des trois serait d’accord de l’accompagner pour rencontrer le Prince. Amélie décida que ce serait elle, privilège de l’aînée.

Le lendemain, vêtue de sa plus belle robe, elle était prête pour la grande aventure. Coraline lui offrit les ballerines en dentelles, mais Amélie les refusa. Elle méritait mieux que ces savates.

Les jours et les nuits passèrent. Coraline fabriquait ses chaussures, Paul arpentait les rues en réparant les souliers et Babette s’ennuyait de sa sœur, inquiète de n’avoir aucune nouvelle.

Un matin, Amélie revint au village. Ses traits étaient tirés, elle avait le regard triste. Elle raconta son arrivée au château, sa première entrevue avec le Prince. Elle décrivit Hector comme une bête immonde, avec un visage couvert d’une longue barbe, laissant à peine apparaître les deux yeux. Elle raconta qu’elle s’était enfuie la veille des noces et qu’elle préférait se cacher toute sa vie que d’y retourner.

Le lendemain, Coraline rassembla, dans un sac de toile, toutes les chaussures qu’elle avait créées. Elle chaussa des bottines rouges aux boucles d’argent, embrassa son père et ses sœurs et s’en alla.

Elle avait décidé de se rendre au château pour épouser le Prince. Elle lui avait confectionné pendant la nuit de longues bottes qui lui donneraient fière allure. L’apparence du Prince ne l’effrayait pas. Si son cœur était généreux, elle saurait l’aimer.

Après trois jours et trois nuits de marche, le château était en vue.

A l’entrée du pont-levis, elle croisa le chevalier Arno. Celui-ci la reconnut aussitôt.

– Tu es courageuse d’être venue. Mais le Prince ne désire plus de mariage. Il comprend que son apparence restera un obstacle infranchissable.

Elle lui tendit la paire de bottes et fit comprendre à Arno de les offrir au Prince pour elle.

– Un présent pour le Prince, il va être surpris.

Arno conduisit Coraline jusqu’à la grande salle du château. Tout y était somptueux: les tentures, les meubles, les tapis.

Quand le Prince apparut, la première chose qu’elle vit fut les bottes qu’il portait, celles qu’elle avait confectionnées avec tant d’application. Quand son regard se posa sur son visage, elle eut un mouvement de recul. Une barbe le recouvrait entièrement, une longue barbe hirsute.

– Merci belle jeune fille pour ce magnifique cadeau. Le mauvais sort vous a privé de votre voix, moi, il m’a affublé de cette barbe. J’ai essayé de la couper maintes fois, mais elle repousse, à peine taillée.

Coraline sourit et lui prit la main. Elle fit le geste d’un anneau autour de son doigt. Le Prince fut surpris. Bien sûr, Coraline n’était pas de sang noble, mais elle l’acceptait comme il était et cela le comblait. Il en ferait sa princesse, assurément.

Quelques jours plus tard, les noces furent célébrées . Tous les habitants de la contrée assistèrent au mariage. Ce fut danses et chants pendant trois jours. Le vin coulait à flot et la nourriture emplissait les ventres.

On raconte que les mariés vécurent heureux pendant de longues années. Coraline confectionna des chaussures pour tous ses sujets. Ils eurent trois filles et un fils. On raconte que ce fils avait une barbe à la naissance, une jolie petite barbe bleue.

 

 

 

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