La panoplie (Alvise Pinton)

Quand on est un garçon de 10 ans dans les années soixante, que l’on regarde la télévision, on ne peut ignorer celui qui défait les méchants de son épée et de son fouet, soutient les opprimés, galope sur un cheval noir poursuivi par des lanciers puis signe ses actions d’éclat d’un « Z » qui veut dire Zorro. « Fffuit, fffuit, fffuit », c’est le bruit reconnaissable entre tous lorsque la lettre se forme de la pointe de son épée, sur une porte, un mur ou, mieux encore, sur la bedaine de ce pauvre sergent Garcia!
Ah, Zorro! Le héros par excellence! Toujours prêt à sauver les pauvres gens, déjouer les plans machiavéliques du vil commandant Monastorio. Et Bernardo, le fidèle valet muet qui mime si bien les seniorita d’un geste évocateur. Et Tornado, le cheval rapide comme le vent et si obéissant quand Zorro saute sur son dos. Zorro c’est LE héros. Alors, quand on a dix ans et que Noël approche, on demande un costume de Zorro, avec le masque, la cape, le chapeau et, surtout, l’épée. On le demande avec grande ferveur, mais on sait que dans la famille, les cadeaux font surtout dans l’utilitaire. On ne gaspille pas les sous si durement gagnés! Des gants bien chauds, un pull rouge avec des dessins de rennes blancs et bruns tricoté à la main par la tante, un couteau du service en argenterie qu’on sera bien content d’avoir quand on sera grand et qui va sûrement prendre de la valeur, sans parler des cahiers d’images à colorier. A croire qu’on ne sait pas qu’on a déjà dix ans! Quand on parle du costume de Zorro qu’on a vu dans le catalogue des Jouets Weber (rien que le nom du magasin dit que ça doit être trop cher pour ce que c’est), on reçoit des réponses bien peu encourageantes: « Ah…oui… je ne sais pas… on verra! » ou bien « Oui, c’est bien… mais c’est assez cher! » ou encore « Oh non! tu veux pas un machin comme ça… et puis ça sert à quoi? ». Chacun essaie de garder la surprise du cadeau pour Noël et on sent au fond de soi que c’est foutu, on ne pourra jamais jouer à Zorro.
Et le soir de Noël est là. Toute la famille arrive pour le repas les bras chargés de paquets plus ou moins reconnaissables. On ne sait pas encore lesquels sont destinés à qui et le pied du sapin se colore comme dans les contes de fées. On tient à la tradition et l’ouverture des cadeaux ce sera pour « juste avant le dessert ». Le repas est long, les discussions n’en finissent plus. On est très sage, on mange toute son assiette, même les cardons. Quand les ventres sont tendus, les bouteilles vides alignées, quelqu’un s’exclame enfin: « Alors ces cadeaux, on les ouvre? » Les fauves sont lâchés et les les coeurs bondissent. Les uns et les autres reçoivent et remercient. On n’ose pas arracher les papiers. Ça ne se fait pas! Parmi les habits chauds et quelques sucreries, rien de bon ne pointe son nez. Les cadeaux sont tous ouverts et la désillusion est difficile à cacher. On remercie, on essaie les habits et on tente de faire bonne figure. Puis apparaît la tante d’Italie qui s’était éclipsée sans qu’on la voie. Elle tient dans ses mains un paquet emballé dans le papier rouge avec les chevaux à bascule imprimés. Elle a un sourire malicieux au coin des lèvres: « J’avais oublié celui-là! ». Rien ne résiste, ni la ficelle dorée, ni le scotch et enfin apparaît, dans une brume de larmes de joie, la panoplie de Zorro. Chacun y va de sa petite exclamation: « Quelle chance! » « Oh merci, c’est trop! » « Oh là là! Merci, mais il ne fallait pas, tu l’as déjà gâté ». « Ah bon! Alors je le reprends… mais non, c’est pour toi. Allez ouvre-le! »
Les gestes se veulent calmes et contrôlés, mais le tremblement est irrépressible et enfin apparaissent la cape, le chapeau, le masque et l’épée. Et tous de vouloir aider dans un tourbillon. On se retrouve à demi étranglé par le cordon de la cape, quelques touffes de cheveux arrachés par les agrafes du chapeau et les yeux pleurent pour de bon puisqu’ils sont écrasés par le masque qu’il faut serrer pour éviter qu’il ne tombe. Heureusement l’épée est bien adaptée et tient dans la main comme dans les films. Et maintenant? Maintenant, on peut enfin être Zorro. L’accoudoir du fauteuil devient Tornado lançant son hennissement. On trouve dans l’assemblée un sergent Garcia qui gonfle son ventre en feignant d’appeler au-secours le caporal Reiss. Et l’aventure se poursuit dans la cuisine sous les rires et les commentaires de ceux qui attendent le dessert. Mais où se cache donc ce maudit commandant. Ah là, dans les habits de la penderie. Zorro brandit son épée et d’un geste sec écarte les lourdes vestes… très lourdes… trop lourdes pour une épée en plastique, même de chez Jouets Weber. La main libre fait descendre le masque sur le cou et la vue se trouble pour de bon cette fois. La stupéfaction est totale. On ramasse incrédule la lame et on essaie vainement de la remettre sur le pommeau. Zorro est appelé au dessert mais le retour à la réalité est impossible. Pour la première fois, Zorro a perdu. Heureusement, l’oncle bricoleur montre comment recoller la lame sur le pommeau en chauffant avec une bougie. Heureusement que c’est Noël! L’épée est un peu plus courte mais elle pourra encore sauver bien des pauvres gens.
Quelques jours plus tard, ayant perdu les trois quarts de sa longueur au fil des raccommodages, elle ira rejoindre les déguisements du grenier, emportant avec elle illusions, rêves et soif de justice intrépide.

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