Clic, clic, clic (Rita Genthon)

 

– Ouh là là, c’est une sacrée responsabilité que tu me demandes là. Faire les

photos de ton mariage.

– Et si je les rate toutes, je ne suis pas un professionnel, moi.

J’en ai déjà des sueurs froides.

-Ne t’en fais pas tonton, j’ai aussi des amis qui prendront des photos tu ne seras pas le seul.

Et me voilà nommé photographe officiel du mariage d’une des jumelles.

Paulette et Pauline ont 24 ans, c’est les filles de ma sœur, Arlette. Comme elle serait heureuse de savoir que Pauline va se marier. Ça n’a pas toujours été facile entre ces deux gamines. Mario, leur père, a eu bien du mal à les élever seul. D’ailleurs il continue à les confondre tant elles se ressemblent. Il ne s’est jamais remis, il avait Arlette dans la peau, il s’est un peu éteint, en même temps qu’elle, tout doucement.

Le grand jour arrive enfin. Le soleil s’est invité, chaud, très chaud. Il a poussé les convives dans la petite église de Muriat, dont les murs épais retiennent la fraîcheur, clic, clic, clic.

La famille, chacun sur son trente et un, clic, clic.

Les amis de la mariée, de l’enfance, clic, des sorties du samedi soir avec les conneries liées à leur âge, clic, les copines confidentes de toutes les heures, clic, clic, clic. Les témoins tirés à quatre épingles et conscients de leur rôle officiel, clic, clic, clic.

Je sens les gouttes de sueur couler le long de mon dos. Je n’ai pas le temps d’avoir chaud, c’est juste la trouille. Je dois déjà changer une bobine de film, J’aurais dû demander à Martine de m’aider, mais non, faut toujours que je fasse le malin, « tonton, sait tout, tonton peut tout », un empaffé, ouais.

Pauline a du retard et Paulette n’est pas là non plus. Clic, clic, clic de l’assemblée pour les faire patienter et sourire.

J’entends les vieilles tantes, clic, clic, clic, échanger des

-Elles sont encore dans leur monde les deux petites, à se raconter des histoires ou à se chamailler, jamais à l’heure ces deux-là. Tu te souviens à leur première communion … , clic, clic, clic.

Mario se tient à l’entrée de l’église, clic, clic, clic, il étouffe dans son costume trois-pièces anthracite, clic, clic, clic, son visage rougeaud démontre enfin une émotion, le soulagement de marier une de ses filles, il n’y aura plus que l’autre à caser.

La demie sonne au clocher de Muriat, clic, clic, clic. Des murmures d’impatience parcourent l’assemblée. Les photos ne les intéressent plus. Les sourires font placent aux visages agacés du quotidien, clic, clic, clic.

Pauline arrive enfin au volant de sa voiture, clic, clic, clic.

Cela m’étonne, elle m’avait dit que Pierrot, le fils du menuisier devait la conduire en calèche. Je la cherche, mais la calèche n’est pas là, ni Pierrot d’ailleurs.

Essoufflée Pauline met de l’ordre dans son voile soupire profondément et dit radieuse

« On y va Papounet », clic, clic, clic.

L’orgue entame l’Ave Maria et la future mariée rayonnante, clic, clic, clic, flotte sur le tapis de l’allée centrale au bras de son père, clic, clic, clic. Elle est belle, je pense ému à Arlette.

Roberto, le marié, clic, clic, clic, notaire de père en fils, heureusement pour lui, car tout seul il n’y serait jamais arrivé, attend droit comme un « i » avec un sourire béat, clic, clic, clic. Il n’y croit toujours pas, Pauline lui a dit oui. Clic, clic, clic.

Trois bobines et une chemise détrempée plus tard j’entends le prêtre dire solennellement

-Si quelqu’un s’oppose à ce mariage qu’il le dise maintenant ou se taise à…, clic, clic, clic.

Il n’arrive pas à finir sa phrase, la porte de l’église s’ouvre violemment, clic, clic, clic. Zoom sur les convives, clic, clic, clic.

Une mariée identique, clic, clic, clic, même robe, même coiffure, court dans l’allée centrale clic, clic, clic. Celle que tous prennent pour Paulette à la bouche pincée et des yeux mitraillettes, clic, clic, clic. Elle pointe un doigt accusateur sur sa sœur, clic, clic, clic.

-Vous ne pouvez pas la laisser faire ça, hurle-t-elle, clic, clic, clic,

-C’est moi Pauline, Roberto est à moi, clic, clic, clic,

Je ne sais plus qui photographier. Clic, clic, clic gros plan sur les dalles de l’église, mon doigt se calme, mon cœur pas vraiment.

Devant l’autel, la mariée s’effondre sur sa chaise, clic, clic, clic. Les invités ne respirent plus, clic, clic, clic.

Roberto n’en peut plus, il s’agenouille et pose la tête sur les genoux, clic, clic, clic, de la jumelle assise, clic, clic, clic, il espère secrètement que c’est bien ceux de sa future femme, clic, clic, clic.

Rita Genthon

Janvier 2019

Ce contenu a été publié dans 2018-2019 : Amour, toujours ?. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.