2ème prix du concours d’écriture 2016 (Philippe Munier)

Cher voisin,

Ayant été désigné par le sort au cours de notre dernière réunion de copropriété, il me revient le devoir de vous accueillir dans votre nouveau quartier. C’est la tradition, tout nouvel arrivant doit être reçu par un « ancien ». Un peu intimidé et n’étant pas doué pour ce genre de mission que j’ai déjà eu à faire dans d’autres circonstances, je choisis de vous écrire cette lettre.

Monsieur Jacques, je suis heureux de vous souhaiter la bienvenue !

Vous êtes encore « entre deux » comme on dit ici. Je ne suis pas passé par là, on m’a rapporté que ces moments d’attente, les transports, les discours, le défilé des connaissances peuvent être très longs et angoissants… Vous concernant, je savais que vous aviez une famille importante et solidaire, votre père m’en parle souvent, mais je ne me doutais pas que vous ayez autant d’amis. Ils ont l’air vraiment affectés par votre départ, tous sont attentifs, certains essuient une larme, d’habitude, la plupart discutent entre eux. Votre épouse est digne, semblant pénétrée de l’idée que vous lui préparez son déménagement, comme si elle l’espérait.

Pendant quelques semaines, il y aura les intimes qui viendront vous rendre visite de temps à autre, et puis de moins en moins souvent et d’ici quelques années, c’est à peine si on pensera encore à vous. Il restera peut-être les jours fériés et les anniversaires…

Vous êtes maintenant des nôtres et avant que vous les rencontriez en chair et en os, je vais vous présenter vos nouveaux voisins.

Au 24, ce sont Monsieur et Madame Martin, ils n’ont de cesse de s’asticoter. Monsieur est arrivé il y a déjà une dizaine d’années, elle, il y a deux mois à peine, à la suite d’un accident de voiture avec son amant, il a donné son corps à la science. Je pense qu’il ne voulait pas d’ennuis avec le mari.

Vous n’êtes pas bouddhiste j’espère, parce que le chat qui vient crotter sur nos pots de fleurs, c’est la réincarnation de Monsieur Rogne, du 23, c’est très pénible. Au 25, nous avons les Follet, un couple d’allumés. Monsieur s’embrase à la moindre querelle de voisinage. Feue Madame Follet est restée une femme très ardente à ce qu’il parait.

Eh oui, des ragots ! Je vous imagine déjà faire la moue, vous allez devoir vous y habituer, nous habitons un peu les uns sur les autres ici, alors forcément…

Sur votre droite, au 35, il y a madame Adèle, elle est gentille mais elle ne supporte plus la blague, « elle est mortadelle », vous ne pourrez pas dire que vous n’étiez pas prévenu.

Au 37, sur votre gauche, c’est un peu spécial, le type n’a pas toute sa tête, il a été trouvé comme ça… Du coup, on ne l’entend pas beaucoup, une tombe ce monsieur !

Derrière chez vous, il y a Madame Jeanne, elle se décompose à la moindre blague un peu crue, c’est un cas cette Jeanne, avec ses grands airs… Son mari lui rend visite de temps à autre, c’est un bon vivant, il a souvent un coup de trop derrière la cravate, il va pisser sur la tombe de Josette, sa belle mère, en braillant : « C’qu’elle était belle Adèle, bien plus chouette que Josette… « 

Et puis, il y a votre serviteur, Soldat Inconnu. Nous sommes quelques-uns dans ce carré à porter le même nom. On a perdu nos vrais patronymes en même temps que certains bouts. Un bras, une mâchoire, je ne serais même pas surpris qu’on nous ait un peu mélangés dans la précipitation.

Je vous écrivais que j’ai déjà eu à accueillir un « nouveau ». C’était en mars 1915, à Verdun. Je m’étais réfugié dans un trou d’obus déjà plein d’Inconnus, enfin, des morceaux d’Inconnus qui puaient la charogne. Les copains m’avaient dit, les obus ne tombent jamais deux fois au même endroit. On était parti à l’assaut, les gars s’écroulaient autour de moi, fauchés par les mitrailleuses allemandes. J’ai plongé dans le premier trou venu, paf ! Un obus a eu la même idée, coupé en deux le bonhomme. Pour vous dire à quelle vitesse on disparaissait à Verdun, je me suis retrouvé aussitôt obligé d’accueillir un nouveau, sans consigne, rien… J’ai dû me débrouiller en improvisant parce que, dans la confusion, personne n’avait eu le temps de s’occuper de moi. Celui que je devais recevoir était un fridolin. Le pire, c’est qu’on était dans le même trou !

Je m’égare, veuillez excuser mes radotages de Poilu. A la réunion de quartier je les avais prévenus que je n’étais pas le mieux placé pour faire de l’accueil !

Quand vous lirez ces lignes, vous aurez rejoint vos parents au 36, c’est un beau caveau familial.

Au 45, j’ai une croix blanche vermoulue et une cocarde tricolore rouillée…

Une fois encore, au nom de tous les résidents du quartier, bienvenue cher voisin, et à bientôt.

Cordialement.

Un Soldat Inconnu

Deuxième prix du concours d’écriture 2016 : Philippe Munier

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