2ème prix : « Ce qui suit s’est passé en trois minutes » (Aurélia Marques Oliveira)

Un cadavre dans le placard ! Voilà ce que j’avais découvert la veille, en plein midi.

– Comment ? me demandèrent tout de suite plusieurs échos, en chœur.

– Un cadavre dans le placard de la grande chambre, oui. Tout recroquevillé, aussi dur que le talon d’un escarpin qui claque et claque sur un sol de marbre.

– Sur un sol de marbre ? répétèrent aussitôt ces voix, en chœur.

Le sol du grand salon était justement en marbre. J’avançai dans la pièce pour illustrer mes dires.

– Aussi dur que ce son que je fais là, oui, terminai-je.

Alors, comme je n’avais pas encore déroulé le long tapis de détails que j’avais soigneusement brodé pendant quelques secondes, je repris :

– Il était dans un coin, contre la paroi, mais à moitié caché, le haut du corps dans une grande boîte cartonnée.

– Dans une boîte ? s’interloquèrent les résonnantes voix.

– Dans une boîte, oui. Plutôt un carton, tout blanc.

Puis, après quelques instants où un glaçant silence s’était installé, je continuai :

– Tous les manteaux, toutes les chaussures m’ont alors semblé si dangereux. Tout, dans ce placard, me paraissait être noir, sombre, inquiétant et menaçant. Et pourtant, il était plein de robes rouges, d’imperméables corail et d’escarpins dorés !

– D’escarpins dorés ? répétèrent les voix.

– Oui, d’escarpins dorés, qui claquent et claquent fort sur le sol marbré. Mais ils m’ont semblé noirs, gris ou sans couleur. Puis lorsque je me suis approchée du cadavre à moitié dans sa boîte, j’ai eu peur qu’il ne soit là depuis des jours et j’ai arrêté, heureusement, de respirer un moment. J’ai retenu mon souffle pour ne rien inhaler d’autre que les suaves et légers parfums de rose sur les robes rangées du côté droit du placard.

– Les parfums de rose ? me questionnèrent encore les échos, un regret dans leur voix.

– Les parfums de rose, de lavande et de vanille, oui, sur tous les vêtements les plus éloignés du corps. Mais sur la gauche, l’odeur émanant du cadavre a retourné trois fois en moi tout ce que j’avais mangé. Seulement, le pire reste à venir ! Ce que je vous dis là semble bien beau, mais ces robes, ces exquises odeurs, c’était avant !

Comme personne ne savait ce que j’avais vu, j’étais libre d’inventer. Voici donc ce que je dis :

– Les assaillant de tous les côtés, l’odeur putride de la mort avait rongé, bouffé, petit à petit, les membres du pauvre corps. L’odeur de la mort était si puissante que, sans même la respirer, j’ai senti ses effets. Mes membres se sont mis à trembler, puis à picoter. Mes yeux à brûler ! Ma gorge à se nouer ! Alors j’ai dû reculer. D’un bond, tout de suite. M’éloigner de ce cadavre, de cette boîte, de cette odeur. J’ai dû passer, ensuite, des heures à tenter de récupérer mes forces, ma voix, ma vue. J’ai essayé d’y retourner, plus tard, mais l’odeur fétide de la mort a condamné tout le placard à une acidité sans limites, à un danger mortel sans aucune salvation. J’ai donc reculé et j’ai dû me reposer. Encore. Récupérer mes sens, mes forces, mon esprit. Il est à tout jamais condamné, ce placard avec ce cadavre presqu’emballé. C’était un cadeau empoisonné, ce paradis de robes et de chaussures à habiter. C’est un placard pour mourir, après une interminable agonie. C’est vraiment…

A ces mots, je m’interrompis, pour signifier la difficulté que j’avais à exprimer l’horreur qu’était ce lieu.

– N’en dis pas plus ! s’écrièrent immédiatement les voix en chœur, effrayées. Ne te tourmente plus, tu nous as déjà assez aidés en témoignant ainsi.

Le petit groupe de cafards se réunit alors en cercle, débattant de la cause du plus riche et beau placard de la maison et, après quelques brèves considérations et acquiescements, tous me répondirent d’une même voix :

– S’il y a un carton blanc dans ce placard, si l’un des nôtres y gît, alors nous devons quitter non seulement cet étage, mais toute la maison ! C’est trop dangereux, il pourrait y en avoir d’autres ! Nous trouverons ailleurs d’autres chaussures assez confortables pour nous.

Puis, je les entendis dire, finalement : « Allons ! Partons ! »

Mes six rivaux coururent alors, d’un coup, vers la porte de sortie, traversant le salon, leurs pattes claquant sur le grand sol marbré, et glissèrent sous le tapis avant de disparaître à jamais. Quant à moi, régnant à nouveau en maîtresse de cette demeure, je me faufilai dans mon beau placard coloré aux odeurs de rose et de lavande des prés. J’y resterai encore des années, en mentant ainsi et en entourloupant les nouveaux arrivants. C’est ça, mon véritable cadavre dans le placard.

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