1er prix du concours 2013

Le goût de la peur

A chaque fois c’est un coup qui me réveille.

Un coup porté quelque part sur mon corps.

Un coup de tête. Un coup de flanc. Un coup de croupe.

D’abord la sensation.

Puis très vite, arrive l’odeur. Une odeur de sueur, de paille, de quelque chose d’autre aussi que je n’arrive pas à définir.

L’odeur de la peur. C’est ça. L’odeur de la peur.

Parfois celle du sang aussi. De nos excréments.

Si ce sont les contacts physiques, violents et involontaires de mes congénères qui me tirent des quelques minutes de torpeur quotidiennes, c’est l’odeur plus que tout qui s’incruste au plus profond de mes naseaux, au plus vif de ma chair quasi transparente.

C’est l’odeur qui me rappelle à qui je suis, à qui nous sommes, à notre race, à notre destin. La race des bêtes qui puent la peur.

La peur a une odeur.

C’est étrange la peur. C’est addictif la peur. Après quelque temps ici, on a peur d’avoir peur. La peur se suffit à elle-même. Elle n’a besoin de rien d’autre.

Même si j’ai eu peur lors de mon transport, c’est en arrivant dans cet enfer que la peur est devenue synonyme de vie même. Pas de vie sans peur. J’ai eu peur de l’endroit, impossible à définir, sans limites visibles. Peur de mes congénères, décharnés et fous.

Ne pas fléchir les pattes.

Maintenant, je ne sais plus ce que c’est que de n’avoir plus peur. Je pue la peur. Je ne connais rien d’autre. Je suis accro à la peur. La peur est ma prison, ma maison.

J’ai besoin de la peur désormais pour vivre une heure encore. Sans la peur, je serais piétiné par les pattes de mes fous d’enclos.

Sans la peur je serais peut-être déjà parti dans le plus petit enclos là-bas, celui dont on arrive à distinguer les bords en métal. Celui qui se rétrécit. Celui qui conduit au bloc blanc là-bas.

Ne pas tomber.

Je cherche à courir. La peur.

Je grimpe sur le dos d’un fou. La peur.

Je mords la croupe osseuse. La peur.

La peur connaît pourtant un répit. Une fois par jour.

Le moment où un certain nombre d’entre nous est aspiré, vers l’enclos plus petit, puis vers un autre encore plus petit. Avant de disparaître dans le box blanc.

Ne pas se trouver devant.

Après leur départ, il y a un temps.

Une suspension dans le temps.

Une respiration.

Une rupture dans le rythme.

Un arrêt.

Une immobilité.

Puis tout recommence. Toujours.

Aujourd’hui c’est mon tour. Trop près de la barrière. Pas pu me retourner.

Je suis poussé, aspiré dans l’enclos plus petit avec quelques autres.

Ne pas fléchir.

Bientôt tout sera fini, je le sens. Je ne peux plus reculer, je ne suis pas pour autant maître d’avancer. Mes pattes avancent toutes seules. Pas d’autre issue.

Avant d’être englouti dans le grand box blanc, je me demande tout à coup si la peur a un goût. Dans ma bouche, c’est sûr la peur a un goût.

Et dans la bouche des autres ? Ca sent comment notre peur à nous dans la bouche des autres ?

La peur doit avoir un sale goût.

Tamara Mantegazza

1er prix concours écriture « Je est un/une autre »

 

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