J’ai quinze ans. C’est mon anniversaire, Clara m’a offert un carnet pour « écrire mon journal intime ». Sur la couverture, il y a un colibri multicolore, c’est joli les colibris, mais y’en a pas ici. J’aurais préféré un vanneau ou un roitelet… Tous mes amis, toute l’école, tout le quartier, je crois toute la ville et peut-être le Monde entier sait que les oiseaux, c’est un truc important dans ma famille. Ils ont quand même réussi à m’appeler Plume !
Ma petite fille est née prématurée à huit mois, je me souviens, elle était toute menue dans sa couveuse, si fragile, sa maman n’avait pas d’idée précise pour le prénom. « Si on l’appelait Plume ? Elle en a la légèreté et la douceur ». Et Plume est entrée dans nos vies… Elle a eu vite fait de rattraper son retard, c’était une enfant curieuse de tout. Ma fille avait décidé de l’avoir toute seule, alors la petite était avec moi quand sa maman était au travail. Elle me suivait partout, nous étions tout le temps dehors à observer la nature.
Papi a été marin-pêcheur à Saint-Valery, il connaît tous les secrets de la Baie de Somme. Je marchais à peine qu’il m’emmenait voir les phoques et les migrateurs à marée basse. A six ans, quand je ne savais pas faire la différence entre les barges rousses et les courlis cendrés, il faisait semblant de se fâcher : « Mais nom d’une pipe en bois ! regarde le bec, tu vois qu’il est long et courbé vers le bas, et puis écoute ce kuu-li ; ce sont des courlis cendrés ! ». Papi est siffleur, il a participé de nombreuses fois au concours d’imitation de chants d’oiseaux d’Abbeville. A chacune de nos virées, il m’explique les différences à repérer pour identifier les oiseaux. Il y a le viiu-viiu-viiu de la sitelle, le trett-trett-tchri-tchri de la rousserolle et tant d’autres… Lui siffle en utilisant deux doigts, moi j’inspire et j’expire pour moduler les sons en jouant sur l’ouverture des lèvres, ça l’épate ! Ma spécialité, c’est le merle noir, en ce moment je m’exerce à imiter le rouge-gorge. Il y en a un dans le jardin, c’est rigolo de chanter en duo.
Plume est incroyable, à quinze ans, elle est capable de reconnaître tous les oiseaux de la baie et d’imiter le chant d’au moins une trentaine d’espèces. Du tadorne au troglodyte en passant par la mésange bleue et la bécassine. A son âge, j’épatais la galerie avec mes piteuses imitations de mouette et de goéland. Elle est vraiment très douée. En plus de ça, elle a une jolie plume, si j’ose dire ; dans la marge de ses cahiers, elle écrit des petits poèmes, des haïkus je crois …J’aime bien ceux-ci :
Un rai d’azur – Eveil miel vermeil – Un chat huant chuinte
Au ras de l’onde martin – Pinsons mésanges et gros becs – Chouette une hulotte
Irise nos rêves – Réveillent les merles – Hulule le hibou
Je ne sais pas où elle va chercher tout ça ?
Cher journal, papi est encore allé fouiller dans mes cahiers. Par chance, il n’a pas trouvé mon bulletin d’inscription au concours d’imitation du festival de l’oiseau. C’est bête, mais j’ai peur que ça l’ennuie, depuis la mort de maman, ce concours, c’est devenu un sujet compliqué. Maman était ornithologue et membre du jury. Son ULM a été frappé par la foudre au lac du Der alors qu’elle faisait un reportage sur la migration des grues. Siffler comme les oiseaux, on ne vit que pour ça, mais tout ça nous ramène à maman. Je crois pourtant qu’elle aurait été fière que je participe à ce concours et je sais que papi aussi.
Pas très discrète la gamine. Un copain d’Abbeville a vu passer le bulletin d’inscription de ma petite-fille. Cette année, il y a une liste obligatoire de trois oiseaux à imiter pour se qualifier puis une prestation libre sur trois autres espèces différentes pour accéder au classement. Dans la liste obligatoire, il y a la linotte mélodieuse. Son répertoire complexe mêle des cris et des phrases musicales élaborées qui font penser aux chants diphoniques. Elle aura sans doute un peu de peine, mais si elle passe le cap de la qualification, elle va faire un malheur avec son imitation du merle noir !
Papi m’a préparée comme un coach de boxe pour le concours. Echauffement de la langue, révisions des gammes, exercices sur le terrain… Il est venu me chercher au collège tous les jours pendant l’hiver ; une pomme dans la musette et hop, travail, travail, travail. Je l’aime mon papi. Quand il déploie son mètre quatre-vingt-dix de sa vieille deux CV orange, avec sa gabardine verte, ses bottes fourrées et sa casquette de marin délavée par le sel, les garçons de troisième n’osent plus m’appeler « poids plume ».
Je me souviendrai toujours de ce 20 avril 1995. Avec Plume, on était tout excités d’aller concourir à Abbeville. La gamine était prête. A mi-chemin, au bord de la route, nous avons trouvé une cigogne noire blessée. Elle avait une aile cassée. Nous lui avons recouvert la tête d’une couverture et nous avons fait demi-tour pour la ramener chez nous, il n’y avait pas de centre de soins pour les oiseaux à cette époque. On a bricolé une attelle et nous l’avons soignée et nourrie pendant un mois. On lui donnait à boire au biberon et elle mangeait des petits poissons que j’allais pêcher à la nasse, Plume ramenait des sauterelles qu’elle attrapait au filet. Quand la cigogne a pu retrouver son autonomie, nous l’avons laissée quelques jours dans le poulailler et puis nous avons pu la relâcher.
En avril 1996, Plume est devenue la plus jeune championne siffleuse d’oiseau.
Aujourd’hui, elle est une ornithologue réputée du parc du Marquenterre.
Philippe Munier