1er prix, « Coucou, je pars », écrit par Noelia Pérez Torreiro

– Camille, tu savais que les albatros sont incapables de voler pendant les neuf premiers mois de leur vie ?

– Euh non, je l’ignorais, répond l’interpellée, étonnée.

– Ce sont de très grands oiseaux, de près de trois mètres d’envergure. Il leur faut donc renforcer leurs ailes avant de pouvoir prendre leur envol et défier les vents marins. Mais une fois qu’ils sont assez forts pour s’élancer, ils peuvent passer une année entière sans se poser sur la terre ferme. Ce sont également des animaux très fidèles, qui se choisissent un partenaire pour la vie, avec lequel ils veillent sur leurs petits jusqu’à ce qu’ils soient assez forts pour quitter le nid.

Camille acquiesce, ne comprenant pas où Cécilia veut en venir avec son histoire d’oiseaux.

– Pourtant, quand on les voit les neuf premiers mois de leur vie, les albatros ont l’air bien ridicules ; ils se déplacent gauchement avec leurs grandes ailes qui traînent par terre. Sans le ravitaillement quotidien de leurs parents, ils mourraient de faim en quelques jours. On est bien loin de l’image de l’oiseau élégant qui joue avec le vent et s’élance vers l’horizon. Le coucou, par contre, connaît un envol beaucoup plus rapide. Cet oiseau opportuniste pond ses œufs dans le nid d’autres oiseaux. Ceux-ci ne s’aperçoivent pas de la supercherie et nourrissent le petit coucou comme si c’était un de leurs oisillons. Après trois semaines de sevrage, le jeune volatile est capable de s’envoler, car c’est un oiseau très léger et il n’a donc pas besoin de battre constamment des ailes pour se maintenir dans les airs ; il se laisse simplement porter par le vent, il plane. C’est pareil pour les pigeons, quand on y pense, qui ne font que de courtes envolées pour échapper à un prédateur ou se rendre sur le prochain spot à miettes.

– Cécilia, je suis désolée de t’interrompre, mais je ne comprends vraiment pas où tu veux en venir, se désespère Camille.

– Oui, désolée, je divague et te fais perdre ton temps. Eh bien voilà, depuis un an et demi que je suis ici, je vois des coucous opportunistes profiter du dur labeur d’autres oiseaux et en tirer tout le profit pour eux. Je vois aussi une bande de pigeons à l’air ahuri, roucouler du matin au soir et se gaver de graines tout en se moquant des jeunes albatros qui battent leurs ailes dans tous les sens pour les renforcer. Ils se moquent de ces grands oiseaux maladroits et les excluent de leur nuée. Après tout, ils sont incapables de voler alors, pourquoi leur faire une place ? Mais l’albatros, une fois qu’il est prêt, ne se contente pas seulement de planer. Il vole pour de vrai, lui. Il décide de son chemin et déploie les efforts nécessaires pour avancer dans la direction qu’il a choisie. Un pigeon ou un coucou peut tout au plus battre des ailes quelques minutes dans une direction opposée à celle du vent. Mais comme il n’est pas habitué à l’effort, il s’en remet vite aux courants d’air.

Je suis un albatros et je viens d’arriver à mon neuvième mois d’existence. Je vais donc m’envoler vers de plus hauts sommets. Je vais m’élancer au-dessus d’un océan de possibilités, d’apprentissages et de rencontres. Je laisse mes camarades se battre pour les miettes au sol. Bref, je démissionne.

– Tu… tu démissionnes ?! s’exclame Camille qui comprend enfin la métaphore de Cécilia. Je ne vais pas te cacher que je suis très déçue. Au final, tu n’as pas su croire en ton binôme avec Line.

– Croire en un binôme avec un coucou ?! Un coucou ne fait pas de binôme, il profite de l’énergie des autres. C’est un parasite. Donc non, je ne crois effectivement pas en mon binôme avec Line et je suis lassée d’essayer de faire partie d’une « équipe » qui a décidé depuis longtemps qu’une grosse bête comme moi ne faisait et ne ferait jamais partie de la nuée.

– Je ne peux pas croire que tu me traites, moi, ta cheffe, de pigeon ou de coucou ou de je ne sais quoi d’autre ! s’indigne Camille dont le visage tourne au rouge écarlate à mesure que la colère monte.

– Ah, mais tu m’as mal comprise Camille, je ne t’ai jamais traitée de pigeon ou de coucou. Non, je parlais des autres membres de l’équipe. Toi, tu n’es ni un pigeon ni un coucou. Toi, tu es une autruche, un grand oiseau comme moi, avec de grandes ailes comme moi, mais totalement et définitivement incapable de voler. Tu as plongé la tête dans le sable à chaque fois que je me faisais arracher des plumes par les autres, je ne peux plus te faire confiance. Comme je te l’ai dit, les albatros sont des oiseaux loyaux et la confiance et le respect sont donc primordiaux pour moi. Je ne peux rester auprès d’une équipe qui n’a pas ces valeurs-là.

Sur ces mots, Cécilia se lève et se dirige vers la sortie sous le regard incrédule et choqué de sa responsable des ressources humaines.

– Ah, j’oubliais ! J’ai discuté de tout ça hier avec le Directeur Général, quand je lui ai présenté ma démission et les motifs qui l’ont conduite. Mais ne t’inquiète pas Camille, à défaut de savoir voler, les autruches courent très vite. Je commencerais donc à courir si j’étais toi.

Noelia Pérez Torreiro

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