Visa Gloria (Laurette Oberson)

 La première fois qu’on l’a vu, c’était dans un catalogue de jouet. On avait tracé une grosse croix sous l’illustration, déchiré la page, glissée dans une enveloppe, qu’on avait donnée à notre maman, pour qu’elle y inscrive l’adresse. Un après-midi, on avait enfilé nos chaussures de marche pour aller se promener, avec nos parents et notre sœur. Nos pieds éclataient les glands, choutaient dans les marrons, on grignotait une châtaigne. Le but de notre balade était une paroi rocheuse, recouverte de mousse, dans laquelle une cavité s’enfonçait à hauteur d’homme. On était soulevé par les bras vigoureux de notre père puis on a crié dans « la grotte du Père Noël » ce que l’on souhaitait recevoir comme cadeau.

 Le grand jour arrive, on a fait une sieste pour pouvoir veiller. Le soir venu, on allume des bougies, de toutes les couleurs, que l’on dépose dans les bougeoirs, sur le sapin, et on met le feu au « Soleils », hypnotiques gerbes d’étincelles.

On se régale de cuisses de grenouille, d’escargots, de saumon fumé. Lorsque les plats sont vides, qu’il ne reste plus que des miettes au fond des assiettes, on demande si on peut ouvrir les cadeaux. On se jette alors sous le sapin. On déchiffre les étiquettes pour distribuer les paquets. On dénoue les rubans multicolores pour, enfin, déchirer les emballages. On s’extasie, on remercie, mais on ne trouve pas celui que l’on désirait ardemment.

Alors on s’entête, le réclamant tous les jours jusqu’à la prochaine fête.

On le veut rouge métallisé avec trois roues, un beau guidon, des poignées jaunes antidérapantes. Avec une remorque qui peut se baisser, se lever, où on pourra y déposer Titine, notre poupée.

Le jour de notre anniversaire, on court ouvrir la porte à celui qui vient de sonner, on découvre ébahi, dans le couloir, le tricycle rouge métallisé, sa remorque et ses poignées jaunes. On saute de joie en tapant des mains, on veut l’essayer tout de suite. On descend avec l’aide de notre maman le véhicule flambant neuf par l’ascenseur. On se retrouve sur le parking en bas de l’immeuble. On s’assied sur la selle, on pose les pieds sur les pédales, on avance. D’abord lentement, puis de plus en plus vite. On jette des coups d’œil inquiets, après un virage un peu serré, pour s’assurer que Titine est toujours installée à l’arrière. A la fin de la journée, on est triste de devoir laisser le tricycle dans le garage à vélo. On aurait bien voulu s’endormir en le regardant.

Une semaine passe, on ne s’en lasse pas, on le prête aux copains pour un tour. Oubliée la place de jeux, sa balançoire, son toboggan.

Un après-midi, prit d’un besoin pressant, on laisse le tricycle là ou on s’arrête, on grimpe les escaliers en courant.

Sur le parking, le chauffeur du camion recule, stoppe brusquement sa manœuvre, descend de sa cabine et découvre sous sa roue arrière un tas de ferraille rouge.

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