3ème prix du concours d’écriture 2018 (Jonathan Meyer)

 

Repenti

Bonjour, je me présente, je suis le cauchemar 13’512. Mes amis m’appellent Lucien. Aujourd’hui est un jour à marquer d’une pierre blanche. A ma connaissance, je suis le premier cauchemar à passer aux aveux. Cela fait des siècles que j’exerce ma fonction. Depuis le temps, on peut dire que je suis devenu un cauchemar expérimenté. Nous, les cauchemars, sommes des êtres semi-physiques. Nous ne sommes pas perceptibles par les êtres humains, du moins, pas durant la journée. La plupart des adultes pensent que les cauchemars sont le fruit de l’imagination, mais il n’en est rien. Nous existons bel et bien, et nous avons une mission très spéciale : faire peur.

Je suis un cauchemar de rang un, un cauchemar d’élite. C’est la raison pour laquelle je suis affecté aux enfants. Nous, les cauchemars de rang un, nous nous occupons des enfants car les enfants sont des proies de première importance. Si un enfant est terrorisé, il en gardera une trace toute sa vie. A l’adolescence, des cauchemars de rang deux pourront prendre le relais, puis des cauchemars de rang trois et quatre à l’âge adulte. Si les cauchemars de rang un ont fait un bon travail, les autres n’auront qu’à suivre.

Ma stratégie est la même depuis toujours. Il y a une chose douloureuse que tous les enfants ont en commun, à toutes les époques et en tous lieux. Du nord de la Russie au sud du Chili, tous les enfants se font mal. Ils tombent dans les escaliers, ils se coupent avec un couteau, ils se font tirer les cheveux par leurs grands frères et sœurs et j’en passe. Les enfants du monde entier vivent quasi quotidiennement ces petits traumatismes qu’on appelle couramment en français des bobos. Ce sont là les éléments de base avec lesquels je vais travailler.

Tenez, je vous donne un exemple. La semaine dernière, j’ai dû opérer sur la petite Laura, quatre ans, dans le sud de la Hollande. J’ai passé toute la journée à l’observer. A un moment donné, alors qu’elle jouait avec sa maman dans un parc, elle est tombée en descendant trop vite du toboggan. Rien de très grave, sur le plan physique du moins, mais à l’intérieur, un microtraumatisme était apparu. Lorsque cela se produit, je mémorise tous les détails de la scène, la couleur du toboggan, les autres jeux du parc, l’attitude de la maman qui accourt l’air alarmé et prend sa fille dans les bras, l’odeur des arbres et le chien qui aboie. Tout cela constitue un souvenir douloureux pour Laura.

Le soir venu, je suis entré dans la chambre de Laura. Sa maman est venue lui faire un bisou. Après quelques minutes, Laura s’est endormie. C’est alors que je suis entré en action. Je me suis assis sur le bord du lit et j’ai commencé à murmurer à son oreille. J’ai décrit la scène avec un maximum de détails. J’ai mis beaucoup d’emphase sur cette maman qui accourt l’air désemparé et prend sa fille dans ses bras. Je savais que cette image avait particulièrement marqué l’enfant. Une fois que j’ai fini de raconter, j’ai raconté une deuxième fois, puis une troisième. Parfois, je dois raconter l’histoire une dizaine de fois pour que la peur s’installe. Mais aucun enfant ne me résiste, tous finissent par se réveiller en pleurs et appelant leurs parents. C’est alors que ma mission est accomplie, je peux m’attaquer à un autre enfant.

Seulement voilà. Il y a deux jours, un phénomène inattendu s’est produit. Un sentiment nouveau m’a envahi. Je devais terroriser un petit Aurélien, 3 ans, dans la banlieue de Madrid. Comme d’habitude, j’ai passé la journée à l’observer. Des bobos, il en a eu, et pas qu’un seul. Ce petit était si maladroit. Je n’avais que l’embarras du choix pour la soirée. Sauf que le soir venu, j’ai été pris de remords, je regardais ce petit dormir quand la culpabilité m’a gagné. Vous imaginez ? Moi ? Cauchemar de rang un, en proie à la culpabilité ? Ce petit, tellement mignon et tellement maladroit, avait eu raison de tant d’années d’expérience. Depuis, c’est fini, je n’y arrive plus, l’idée même de terroriser un enfant me donne la chair de poule. J’ai bien essayé, mais rien à faire.

C’est la raison pour laquelle je me repens aujourd’hui. J’avoue mes crimes. J’ai terrorisé des milliers d’enfants depuis des siècles. Je vous ai peut-être même terrorisé vous, cher lecteur. Si vous me donnez votre nom, je pourrai vérifier dans mes archives.

Mais maintenant, la terreur, c’est terminé. J’ai envoyé ma lettre de démission ce matin. Je change de voie, j’entame une formation de rêve. Au lieu d’observer les enfants se faire des bobos, je vais guetter toutes les belles choses qui leur arrivent durant la journée. La nuit venue, je leur raconterai les plus belles histoires. Des histoires que vous ne pourriez même pas imaginer.

Je sais ce que vous vous dites. Cette histoire ne tient pas debout. Les cauchemars, ça n’existe pas, les rêves non plus d’ailleurs. Les rêves, comme les cauchemars, sont le fruit de l’imagination. Nos souvenirs de la journée reviennent durant la nuit. C’est vraiment n’importe quoi. Et pourtant, pensez- y la prochaine fois que vous vous réveillez après un beau rêve, c’est peut-être moi qui vous l’aurai raconté. Et oui, parce que maintenant que je suis un rêve, je suis novice. Pendant un temps, je ne m’attaquerai plus aux enfants, ce serait trop difficile pour moi. Je ne raconterai des rêves qu’aux adultes. Si vous vous réveillez après un rêve et que vous repensez à ce repenti, souvenez-vous, je suis le rêve 13’512. Mes amis m’appellent Lucien.

3ème prix 2018 Jonathan Meyer

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