Regards (Catherine Venturi Pinton)

J’attends sur le trottoir un bus qui ne vient pas. Décidément, j’aurais dû prendre ma voiture. Les conseils écologiques de ma femme ne me conviennent pas vraiment. Le soir tombe et plusieurs lumières dessinent un rectangle de couleur sur la façade de l’immeuble d’en face. Quelques ombres passent derrière des rideaux tirés.

Mon regard s’attarde sur une silhouette immobile. Elle est debout, les bras le long du corps. J’ai la sensation qu’elle m’observe. Aussitôt, je détourne mon regard et fixe ma montre. Je feins de m’intéresser aux personnes qui se tiennent près de moi, en attente, elles aussi. Mais mes yeux sont inévitablement attirés vers le troisième étage. La silhouette est encore là, elle n’a pas changé de position. Je plisse les yeux pour tenter de mieux distinguer s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. La réponse s’offre à moi, lorsque sa tête se détourne. Il me semble voir une longue chevelure. L’inconnue s’éloigne de la fenêtre. Le bus arrive. Je le laisse repartir. C’est absurde, mais j’attends qu’elle revienne me regarder derrière ses rideaux. Elle réapparaît. Elle tient un petit enfant dans ses bras. Leur ombre mêlée dessine comme un coeur. Ils restent fusionnés un instant. Je lève mon bras et agite ma main. Va-t-elle comprendre que je la salue? L’effet est inespéré. Elle ouvre la fenêtre et leurs visages m’apparaissent. Brune, les cheveux sur les épaules, sa joue contre la joue de l’enfant, elle pointe son index dans ma direction. Je regarde autour de moi, je suis seul. Que montre-t-elle à son bébé? J’esquisse à nouveau un salut. Elle se détourne et la pénombre de la pièce l’engloutit.

« Dodo dodo, l’enfant do l’enfant dormira bientôt… », dors bien bébé, fais de beaux rêves.

Enfin un peu de calme. Une soirée tranquille, je l’espère. Comme l’air est doux pour septembre. Qui c’est ce gars sur le trottoir qui agite son bras? On dirait qu’il salue quelqu’un de l’immeuble. Allez… une petite cigarette. Demain, c’est promis, j’arrête. C’est ce que je dis à chaque fois, mais je n’y arrive pas. Le bus est passé et le gars est toujours planté sur le trottoir. Il me regarde ou quoi? Attends…Je rêve…Mais c’est à moi qu’il fait des signes…Je le connais? Sa tête ne me dit rien. Allez…Je lui fais un petit bonjour, comme ça, pour voir…Il a l’air content. Zut, il traverse…Il entre dans l’immeuble. Il ne va pas monter quand même…De toute manière, il ne peut pas savoir dans quel appartement je suis, il y a quatre portes à chaque étage. Mince! l’ascenseur. Je fais quoi…Faut pas que le bébé se réveille, sinon il va me repérer. Quelle idée de faire du babysitting… J’ai trop peur, là…

Chaque entrée d’immeuble a son odeur, mais celle-là est particulièrement désagréable. Je lis les étiquettes des boîtes aux lettres. Aucun nom familier. La porte de l’ascenseur s’ouvre laissant le passage à un homme corpulent, tiré par un chien au poil long et frisé. Je me glisse à l’intérieur et appuie sur le chiffre trois.

Le couloir est sombre. Aucun bruit derrière les portes closes. Je me sens ridicule. Je descends quelques marches de l’escalier. Le silence devient pesant. Je descends précipitamment. Mes pas résonnent. La nuit est devenue plus noire. Je traverse la rue. Le bus est à l’arrêt. Je fais signe au chauffeur. A peine à l’intérieur, le bus démarre. J’ai juste le temps de repérer la fenêtre du troisième étage. Elle est fermée, sans lumière. La rue défile sous les roues de l’autobus.

 

 

 

 

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