Pour une baguette (Alvise Pinton)

C’était le 28 octobre 1985. On était bien jeunes à l’époque. Avec les copains, on regardait le défilé. La fête était be11e, le cortège majestueux, jusqu’au moment où le joueur de xylophone qui défilait avec la fanfare de Versoix a perdu une de ses baguettes. Elle a roulé sous les pieds du trompettiste noir. Le chef, un brin xénophobe, s’est mis à vociférer tout en marchant au pas. Le trompettiste s’est étalé de tout son long et a lâché une dernière note suraiguë, la plus suraiguë qu’on n’ait jamais entendue à l’ouest de I’Oural. Le bruit effrayant a fait se cabrer le cheval du capitaine de régiment de cavalerie qui venait à la suite de la fanfare. L’animal a bousculé une vieille femme couverte de vergetures qui s’est mise à hurler au scandale en gesticulant, ce qui fit sauter les élastiques qui soutenaient son imposant soutien-gorge. La poitrine ainsi déployée, elle courait à travers la foule, incapable de se maîtriser. C’est alors que, parmi les membres des Vieux Grenadiers, le sergent-chef s’est écrié d’une voix de stentor : « Sidonie ». La vieille dépoitraillée s’est alors figée, laissant planer un silence aussi glacial que les moustaches de Raspoutin. Tout le monde s’est immobilisé sauf le chef de la fanfare qui, ayant abusé de boules Quies pour ne pas entendre ses musiciens, semblait parti pour atteindre Oslo sans s’arrêter. Personne parmi la foule et les membres du cortège ne savait comment réagir. Alors, irrémédiablement, la panique s’est emparée de tous. Les musiciens continuaient de jouer en courant dans tous les sens. Les chevaux piétinaient ceux qui se mettaient au travers de leur course et les Vieux Grenadiers utilisaient leur fusil pour se frayer un passage. Certains tiraient en l’air augmentant encore la panique générale. L’un d’eux, voyant notre groupe mort de rire devant le tableau et pensant peut-être à une moquerie, pointa son arme sur nous. Par bonheur, juste devant lui, le joueur de xylophone brandissant sa baguette se releva en criant: « Je l’ai retrouvée ». Son mouvement détourna l’arme, le coup partit et se perdit dans la façade de l’immeuble d’en face, au quatrième étage, à six heures sur le cadran solaire, fixant ironiquement l’heure exacte de l’événement.

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