Message (Alvise Pinton)

– Mais qui a fait ça ?

Le cri de désespoir réveille la maisonnée qui somnole en ce jour d’été ! Maman est la première au salon pour secourir grand-père qui vacille. Elle le soutient jusqu’au fauteuil où il s’effondre livide. Papa qui faisait une sieste sous la tonnelle arrive en maugréant.

– Mais qu’est-ce qui se passe ici ? On ne peut pas être un peu tran… ?

Sa voix se serre lorsqu’il voit, comme les autres, la vieille bouteille cassée devant l’âtre. Elle est tombée du socle où elle trône depuis plus de cinquante ans. Papa reprend ses esprits.

– Bon sang mais comment,…qui ?

Moi, dans mon coin, je sais bien qui. Je ne sais pas très bien comment mais je sais bien qui a fait tomber cette étrange bouteille que tous vénèrent sans jamais en parler. Tout le monde dormait et moi, je m’ennuyais à mourir, alors j’ai essayé de l’attraper pour voir ce qu’il y avait dedans. Je savais pourtant qu’il était strictement défendu d’y toucher. En arrivant chez grand-père, papa et maman m’avaient recommandé mille fois de ne jamais y toucher, ni même d’en parler, pour ne pas faire de peine à grand-père.

– Sébastien viens ici !

L’ordre paternel claque comme un coup de fouet. Impossible de cacher ou pire encore de nier. L’évidence m’accuse. Muet, la tête basse, je me présente coupable devant la famille tribunal.

– Comment as-tu pu ? crie papa.

– Comment as-tu fait ? gémit maman.

– Ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible répète grand-père prostré.

Un pesant silence s’installe. Il règne dans la pièce une odeur de cendres et de poussière. Un rayon de soleil fait scintiller les débris et quelques mouches tourbillonnent dans la chaleur de l’après-midi. Grand-père se balance machinalement d’avant en arrière en se frottant le dos de la main.

« J’ai pas fait exprès… je voulais juste… » sont les seules timides paroles que je parviens à prononcer, attendant la sentence qui ne peut être que terrible.

Maman s’empare d’une balayette mais n’ose s’approcher de la bouteille cassée d’où s’échappe un étrange papier bruni par le temps.

– Non, dit fermement grand-papa. Laissez-moi s’il vous plaît.

Papa et maman se regardent sans oser parler, puis nous nous dirigeons lentement vers la porte, comme pour ne pas faire encore d’autres remous. Je ne suis pas pressé de me retrouver dehors avec eux. Je pense que personne ne me tapera, ce n’est pas dans les habitudes, mais là, je ne suis plus sûr de rien. Les larmes ne sont pas loin. Je me retourne vers grand-papa qui me regarde avec un air encore plus triste que d’habitude.

– Sébastien, viens vers moi mon petit.

C’est plus une prière qu’un ordre. Papa et maman sont déjà dehors et n’osent pas revenir. Je m’approche et bredouille un larmoyant « je m’excuse ! ».

– Ça va aller… tiens, passe-moi plutôt le papier. Fais attention, il est très vieux  tu sais !

Je dégage religieusement l’objet. C’est un petit rouleau que je prends délicatement, comme un oisillon tombé du nid.

– Sais-tu ce que c’est ?

Je secoue négativement la tête.

– Déplie-le très doucement… attention… voilà… souffle la poussière et dis-moi ce que tu vois.

– On dirait des signes chinois.

– C’est du japonais ! Vois-tu la date qui est inscrite ?

– Oui, 6. 12. 1941, mais que dit le message ?

Je m’assois près de grand-père qui raconte.

En 1941, il est journaliste, correspondant de guerre et travaille à Pearl Harbor. Ça je le sais puisque papa m’a raconté et j’ai vu un film. Pendant plusieurs mois, grand-père fait des reportages et rencontre beaucoup de gens. Surtout des blancs car c’était très mal vu de côtoyer des asiatiques. On pouvait passer pour un espion. Pourtant, parmi les rares japonais que grand-père connaît, il y a une journaliste qui fait le même travail que lui. Elle s’appelle Lou-Yin. Les yeux de grand-père sourient quand il prononce son nom. Il lui apprend un peu le français et elle lui montre quelques signes japonais. Leur relation se transforme rapidement en un amour sincère mais qui doit rester caché. Leurs rencontres ont lieu dans des endroits discrets, dans les montagnes alentours, près d’un petit lac très romantique. Tous deux n’attendent que la fin de la guerre pour se marier et vivre ensemble sans devoir se cacher. Hélas, ce matin du 6 décembre, Lou-Yin n’est pas au rendez-vous au bord du lac. Grand-père est un peu inquiet et se promène au bord en l’attendant. Il voit alors une bouteille attachée à une racine par une petite ficelle. Instinctivement, il la sort de l’eau et découvre le message écrit en japonais. « Quitte Pearl Harbor avant demain ! Adieu, je t’aime ». Le soir même, grand-père fait ses valises et prend le chemin des Etats Unis, la France étant en guerre. Comme les autres, il apprendra par les journaux l’attaque et la défaite. Il comprend dès lors que ce qu’il pressentait était juste. Lou-Yin était une espionne, assez haut placée pour connaître la date exacte de l’attaque mais assez amoureuse pour l’avertir, au prix de leur séparation.

– A la fin de la guerre, poursuit grand-père, j’ai essayé pendant deux ans de la retrouver. Tu sais, il n’y avait pas le téléphone et internet que vous avez maintenant. Après, j’ai essayé de l’oublier. C’est à ce moment que j’ai rencontré ta grand-mère. Oh, ce n’était pas comme avec Lou-Yin, mais c’était bien quand même. Dès le début, je lui ai raconté et elle l’a très bien accepté. Pour ça, elle était formidable ta grand-mère. C’est elle qui a mis la bouteille, avec le message dedans, sur la cheminée comme pour dire qu’elle remerciait aussi Lou-Yin de m’avoir peut-être sauvé la vie. Ton père est né et les années ont passé. Puis, à ton tour, tu es venu au monde. Nous étions alors les plus heureux due la terre. Quand grand-mère est morte, plus personne n’a touché à cette bouteille qui représente les deux femmes de ma vie. Quand je la regarde, c’est un peu comme un album photo qui défile. C’est bon de se souvenir. Tu verras ! Allez, file maintenant. Je suis fatigué.

Les larmes aux yeux, je me relève et me dirige vers la porte. Grand père me rappelle.

– Attends mon grand ! Ne t’en fais pas, je ne t’en veux pas, il fallait bien que cela arrive un jour !

On a passé le reste de la journée à jouer à la pétanque et le soir, on a retrouvé grand-père immobile dans son fauteuil. Immobile pour toujours. Il tenait le vieux papier dans ses mains, son visage exprimait une grande sérénité. En pleurant doucement, j’ai ramassé les débris de la bouteille, les ai mis dans un petit carton que j’ai emmené dans ma chambre.

Grand père est enterré près de grand-mère. Il tient entre ses mains un étrange message écrit en japonais.

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