Le réveil (Nicole Lachat-Trezzini)

Je regarde ma montre incrustée dans mon bras, il est 8 heures du matin, nous sommes le 13 juin 2113. Mes collègues de boulot m’appellent  « Le Givré » car je suis le Prince Charmant de l’équipe. Après 45 années d’études sur la régénération des tissus et des organes au niveau moléculaire, jeune Professeur en l’Echelle de la matière, je viens d’être choisi pour aller réveiller une princesse endormie, il y a plusieurs siècles.

Les moindres détails de ce retour à la vie, de cette possible réussite m’ont empêché de bien dormir. Pourtant, j’avais mis sur disque dur 90 % de mes émotions, puisque désormais nous pouvons nous programmer sans émotion et enrayer notre potentiel de sensibilité. Je bois mon café électronique, avale trois comprimés de croissants aux amandes et me télécharge directement à la Clinique de Cryogénisation, avenue de l’Immortalité.

Arrivé sur place, j‘enfile des uniformes spéciaux anti-gerçures et me barbouille le visage d’un onguent anti-frissons. Je regarde dans ma valise si toutes les molécules, particules, neutrons et corpuscules répondent à l’appel. C’est bon. J’emporte avec moi une collection de traces de baisers numériques puisque maintenant, depuis deux décennies, on n’embrasse plus. Trois médecins anti-gel, bien équipés de chalumeaux supersoniques au laser à cascade quantique, m’accompagnent, plus un robot étalon dopé au plomb indium à pulsion. La congelée est stockée dans un sous sol très bien verrouillé par nos empreintes digitales. Ici gisent plus de 50’000 personnes qui attendent dans des caissons le miracle de ressusciter. Nous nous dirigeons vers le numéro 1118, celui de notre princesse. Elle baigne dans un container d’azote liquide, tête en bas à moins 196 degrés.

Le robot vibre, s’agite, son doubleur de fréquences s’allume, il lance son laser à vapeur mécanique, redresse l’endormie, puis me donne des ordres numériques que mon cerveau enregistre tandis que les médecins armés de sang froid procèdent au réchauffement des atomes de la Princesse.

Tout va vite, trop vite. Tout fond, tout s’évapore sauf la beauté de cette princesse encore immobilisée. Le robot clignote, les médecins s’illuminent, ils transpirent. Moment délicat. Le robot sonne. Dans une moiteur indéfinissable, parcouru par des convulsions inhabituelles de l’inquiétude, je dépose ma cargaison de baisers virtuels sur le visage de la princesse.

Quelle vision flamboyante, elle qui revient d’un si long somme, lentement elle ouvre les paupières. L’esquisse d’un sourire chaleureux sur ses lèvres suivi d’une invitation muette de joindre ses mains aux miennes me procure une myriade de phénomènes insondables, inconnus. Lorsqu’elle prononce d’une voix venue des profondeurs ancestrales : « Tu es enfin là, mon Prince Charmant », je suis foudroyé. La cible est atteinte, l’issue est fatale. D’une inexpugnable férocité, je me jette sur elle. Mes mains, mon destin ne m’appartiennent plus. Je l’étrangle.

Nicole, le 27.11.2013

 

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