Le poids public (Julianne Farré)

 

C’est la place la plus importante du village. Au sol, une plateforme en bois rappelle sa fonction première de balance publique pour peser animaux, véhicules agricoles, foin ou bois. A côté, une auge en pierre aux rebords envahis de mousse. Des géraniums dans un bac. Une place parsemée de cailloux avec un unique banc en bois peint en rouge et un poteau désignant la direction des villages voisins.

Le facteur s’y arrête au milieu de sa tournée, sort son paquet de Virginie filtre et fume une cigarette. Le curé s’y attarde parfois à la sortie de la messe. Sur le chemin de l’épicerie, les ménagères s’y retrouvent et les écoliers font de même à la sortie de l’école. Souvent, le bétail s’abreuve dans l’auge et souille le sol avant de rentrer à l’écurie. Alors le cantonnier bougonne et la nettoie avec sa pelle et son balai. Parfois une voiture stoppe devant le poteau indicateur et demande un renseignement. C’est le lieu de rendez-vous de toutes les générations. Et aussi des amoureux qui s’y retrouvent le soir, lorsque la nuit tombe.

Juste en face sur la droite, il y a le Café de l’Union et sa terrasse ombragée par de petits platanes. Il jouxte une ferme avec un pont de grange, un toit embrassant le sol et une grande porte en forme de voûte. Devant un tas de fumier peu odorant. Repaire idéal pour se cacher entre la ferme et le lisier. Je m’installe en prenant soin de ne pas me salir. Car j’ai entendu le Louis donner rendez-vous à ma grande sœur. Il lui a dit :

– Ce soir, à 8 heures, au Poids Public

Il n’y a pas de lumière sur la place. Mais l’éclairage du village est suffisant pour observer leur rencontre. La voilà ma sœur, elle crâne, elle a mis sa jupe plissée, son pull bordeaux, ses nouvelles chaussures et du rouge à lèvres. Incroyable ! Comment elle ose ? Un jour de semaine ! Faut dire qu’elle est belle ma sœur. Elle a 16 ans. Mais lui, quelle mocheté. Le clocher du village sonne huit heures. Le Louis arrive à vélo, l’adosse contre l’auge, fait le paon, sifflote bêtement et s’avance. Ils s’assoient sur le banc et ça y est, ils s’embrassent.

Vite, vite, je cours à la maison pour tout raccuspéter.

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