La clef des songes (Laurette Oberson)

 Perché sur une corniche, un sombre manoir abandonné, ses toits pointus émergent du brouillard. Les alentours sont recouverts de ronces et d’herbes folles, plus personne ne s’en approche, découragé par son inaccessibilité.

Je suis assise sur le tronc d’un chêne foudroyé, confiante, je sais que je trouverai un passage, une faille, ce manoir est à moi, il ne me manque que la clef.

J’extirpe du talon de ma bottine un petit miroir ovale. Pendant que j’essuie le mascara qui a coulé sur mes joues, j’aperçois une silhouette derrière moi. D’un bond, je me retourne pour lui faire face. Ses longs cheveux blancs ruissèlent, comme de laneige, sur sa cape noire. Il ressemble à la mort mais ne porte pas de faux, ses mains, des serres de rapace, déformées par l’arthrose, aux ongles acérés et sales dorment au fond de ses poches transparentes. D’un signe de tête, il m’invite à le suivre.

Je dépose ma tasse de café sur une branche plate, me lève et secoue mon pantalon recouvert de fourmis jaunes. Elles tombent avec délicatesse sur le tapis de feuilles mortes, se placent l’une derrière l’autre et disparaissent dans un entonnoir.

L’Inconnu s’impatiente, ondoie, ses pieds touchent à peine le sol. Il me parle mais sa voix ne produit aucun son. Je le regarde s’agiter en souriant.

Un chevreuil s’approche, je m’agrippe à ses bois, me hisse sur son dos et crie à l’Inconnu de nous suivre. Il s’installe derrière moi, ses bras s’enroulent autour de ma taille, je frissonne. L’animal s’engage sur un sentier que je n’avais pas remarqué. Alors qu’une rivière nous barre le passage, je descends de ma monture avec l’aide prévenante de l’Inconnu.

Posé sur une pierre ponce, un poisson dans un bocalme fait signe de m’approcher avec sa nageoire dorsale. Il m’explique avec ses bulles, qui prennent toutes les formes et les couleurs possibles, que plus haut, côté sud, il y a un pont ; propriété d’une cloche en chocolat, que sous cette cloche je trouverai ce que je cherche.

Je me mets en route, l’Inconnu marche derrière moi, le chevreuil a disparu.

Le pont est pourri, la moitié du plancher est tombé au fond du gouffre d’où s’échappe une odeur nauséabonde, des fumerolles viennent mourir à la surface. Une chaleur d’enfer m’ enveloppe. J’avance prudemment, sans peur, concentrée. L’Inconnu est déjà de l’autre côté, à mon arrivée il me tend la main, je l’ignore.

Je ne trouve pas la cloche, à la place une flaque de chocolat tiède où flotte une énorme clef en fer forgé. Je l’empoigne, la lèche, écœurée, je termine mon nettoyage avec une chaussette que je déterre à l’aide d’une fourchette.

J’inspecte les lieux. Les ronces et les herbes folles ont disparu, une allée saupoudrée de confettis multicolores, bordée de buissons à réglisse, serpente jusqu’au manoir. Guillerette, je parcours les derniers mètres en sautillant.

La porte est immense, je n’arrive pas à atteindre la serrure. L’Inconnu me soulève à bout de bras, j’introduis la clé. D’un même élan nous poussons le lourd battant. Je découvre alors un nombre incalculable de pièces à visiter, des centaines de meubles munis de petites clefs qui ne demandent qu’à être tournées, afin d’offrir des trésors oubliés. Devant l’ampleur de la tâche à accomplir, je m’assieds devant la cheminée. Un dalmatien me sert une grande tasse de thé au poivre et à l’orange. L’Inconnu s’installe à côté de moi, je pose ma tête sur son épaule, au loin j’entends un carillon…

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