Gentil (Alvise Pinton)

Comment sortir de là? Comment sortir de ça? Moi, le gentil garçon, le gentil fils, gentil!… gentil!… J’en avais tellement assez de n’être que gentil!

Je suis né dans ce quartier pitoyable, dans cette rue sordide où rien ne se passe jamais. Ces vieux immeubles trop hauts, trop noirs nous enferment, nous enterrent. Tout est sale ici, poussiéreux, crasseux, le moindre des éléments comestibles est aussitôt emporté et dévoré par les chats ou les rats.

C’est là que j’ai passé mon enfance de gentil garçon. Tellement gentil que ça en devenait insupportable. Pas un écart de conduite, pas un faux pas, pas une seule minime petite bêtise. Ma mère me le répétait chaque soir. « J’ai tellement de chance de t’avoir, toi, mon gentil ». J’en avais même perdu mon prénom. Mes actes, mes réactions, mes paroles, mes sourires, tout était parfait. Parfaitement gentil. Parfaitement bien. Parfaitement bon.

Cependant, au fond de mes pensées, caché, enfoui, sommeillait un désir immonde. Une pulsion mauvaise qui attendait son heure en enflant, en se nourrissant de toutes mes bonnes actions. Mais comment sortir de ça?

Une porte s’est entrouverte le jour où nous avons vu des nouveaux s’installer dans l’immeuble d’en face. Le va et vient de quelques véhicules transportant de vieux meubles et des cartons éventrés a sorti la ruelle de sa torpeur. Ce jour-là, j’ai évidemment proposé mon aide de « gentil jeune homme ».

C’est entre deux armoires que j’ai croisé, pour la première fois, le regard de Sabine. Ses yeux métalliques m’ont transpercé jusqu’à l’âme et je n’ai pu soutenir la confrontation. Son sourire étrange a fait voler en éclats l’armure de ma gentillesse.

Sabine était mon antipode. Espiègle, désobéissante, elle osait, du haut de ses quinze ans, braver tous les interdits, cherchant sans cesse et avec un malin plaisir, le moyen de pourrir la vie de ses parents et surtout de ses deux frères aînés. Ni les punitions, ni les privations n’avaient d’effet sur son attitude. « Cette gamine est possédée! », clamait son père à longueur de journée.

Quand on rencontrait Sabine, la réaction était universelle. On admirait d’abord son joli corps de jeune fille aux courbes délicates, on souriait à ses cheveux blonds bouclés, mais le sourire s’effaçait instantanément lorsqu’on croisait son regard. Elle pouvait glacer sur pied n’importe quel adulte, n’importe quel loubard trop entreprenant.

Avec moi, le premier échange a été plutôt calme. Comme si ma gentillesse naïve compensait ses élans destructeurs. Il ne lui a fallu que quelques jours pour m’attirer dans un coin de cave et me faire découvrir des plaisirs qu’elle devait pratiquer, elle, depuis pas mal de temps.

Sabine lisait dans l’âme des gens et avait entrevu cette ombre de noirceur tapie en moi comme en attente. Après l’une de nos rencontres souterraines, elle m’a parlé d’un produit qui la rendait, complètement folle et qui m’aiderait, moi, à être vrai. Il lui a fallu encore quelques jours avant que j’accepte de l’essayer.

Cette nuit-là, elle avait étendu un tapis sur le sol de la cave. Quelques bougies aux formes étranges et une petite fiole étaient disposées en cercle sur une caisse en bois. Après m’avoir complètement dévêtu, elle m’a fait asseoir sur un des deux coussins, volés sans doute dans un magasin. Elle s’est déshabillée à son tour, m’a demandé de fermer les yeux et de pencher la tête en arrière en ouvrant la bouche. J’ai senti sur mes lèvres ses doigts délicats puis sa bouche close. Tout en maintenant ma tête de ses deux mains, elle a entrouvert ses lèvres, laissant couler dans ma gorge un liquide sucré et visqueux. Le baiser s’est prolongé un peu puis nous nous sommes allongés sur le tapis. Les crispations ont commencé au niveau de l’abdomen. Incontrôlables, elles se sont propagées dans tout le corps, mettant en surtension chaque muscle, chaque tendon, comme sous l’effet d’un choc électrique de plusieurs minutes. Pantelant, épuisé, j’ai mis longtemps à reprendre mes esprits pour constater que Sabine s’était étendue sur moi et profitait impunément de mon état particulier. Notre étreinte s’est prolongée à mesure que je sentais grandir cette face cachée et honteuse qui allait éclater et me transformer définitivement.

Notre première victime a été un chat qui traînait dans les couloirs des caves. Sans nous concerter, nous l’avons coincé et d’un geste rapide et brutal, je l’ai attrapé par le cou et soulevé comme un trophée. Un étrange rire s’est échappé de ma gorge. Sabine m’a regardé d’un air mi admiratif, mi effrayé. « Ah ben toi alors! » a-t-elle murmuré en s’écartant légèrement. Puis elle a reculé pour me laisser passer. L’animal miaulait, soufflait, se débattait. Pour le calmer, je l’ai balancé contre un coin du mur. Il a couiné puis a cessé de se débattre. Encore bien vivant mais la colonne vertébrale vraisemblablement fracturée. Ses yeux criaient d’effroi, augmentant encore mon désir de faire mal. Toujours nus nous sommes retournés sur le tapis qui allait devenir l’autel du sacrifice. Ce n’est que bien plus tard que j’ai repris ma conscience habituelle. Seul et grelottant, je contemplais le corps du chat démembré, décapité, les yeux pendant hors des orbites et un vieux tournevis planté dans la gorge. J’ai vomi contre le mur et me suis enfui en m’habillant à la hâte.

Il se passa quelques jours sans que je n’ose retrouver Sabine. De temps à autres elle passait dans la ruelle et s’arrêtait sous mes fenêtres, avec sur le visage, un appel silencieux. Elle savait que je l’observais. Puis un soir, n’y tenant plus, nous nous sommes retrouvés sur le tapis avec les bougies et la fiole. Les effets se sont avérés encore plus forts que la première fois. La rencontre de nos deux corps grandissait en intensité, puis trois rats et un autre chat ont subi un sort peu enviable. Et, à nouveau, le retour à la réalité me laissait pantelant et vide. Une autre semaine est passée avant notre troisième voyage. J’attendais autant les plaisirs de nos étreintes que ceux provoqués par la cruauté à l’état pure dont je me sentais capable et qui me donnaient le sentiment de vivre enfin pleinement et libre.

La quatrième séance a marqué une étape supplémentaire puisque j’avais prémédité la capture d’un chien errant que j’avais bâillonné et attaché dans la cave. L’animal, après avoir assisté à une débauche de sexe dont je ne m’étais jamais senti capable s’est vu écartelé vif, les entrailles répandues sur le sol et le tournevis, après avoir exorbité les yeux et lacéré la truffe, a éteint ses râles en plongeant dans la gorge. Je dois bien avouer que le plaisir procuré par cette puissance de destruction égalait presque celui des étreintes. Sabine, de son côté, toujours plus avide de sensations physiques ne versait pas dans la cruauté et s’en allait de plus en plus tôt, de plus en plus excitée et effrayée par les effets pervers de son breuvage.

Au fil des expériences, je sentais augmenter mes exigences et la durée des effets. Je parvenais même à sortir en quête d’une victime. Mes forces décuplées me permettaient de courir vite et longtemps. Ainsi, de nombreux chiens, chats, rats ont assouvi mon besoin toujours plus grand de violence et de cruauté gratuite. Des couteaux et des crochets de boucher avaient rejoint le tournevis dans ma panoplie. Un cheval, imprudemment attaché dans une cour, a été parmi mes plus belles délectations. La folie durait parfois toute la nuit et me laissait au matin geignant et titubant pour rejoindre la cave. Hélas, jamais personne ne m’a vu dans cet état. Il aurait ainsi pu m’arrêter à temps, mais le hasard ou une sorte d’instinct me permettait à chaque fois de passer inaperçu.

Je sentais bien depuis quelques temps que Sabine hésitait de plus en plus à descendre avec moi sur le tapis, mais le désir qui lui labourait le bas ventre était toujours le plus fort, jusqu’au soir où ses hurlements de plaisir ont déclenché en moi une envie irrépressible de passer à l’étape suprême de la cruauté. Heureusement pour nous deux, elle s’en est aperçue à temps et, lisant dans mes yeux la folie meurtrière à son comble, s’est enfuie en hurlant.

Ce soir-là, ivre de rage et de sang, j’ai assouvi ma démence meurtrière en tombant sur un jeune garçon qui passait. Son calvaire a duré plusieurs heures et m’a comblé d’une telle jouissance que je ne pense pas qu’il pourrait y en avoir de plus forte. Son corps a été découvert le lendemain, sans que je sois inquiété.

Je n’ai pas revu Sabine depuis. Elle a disparu du quartier laissant le tapis, les bougies et la fiole presque vide. Je ne saurai jamais de quoi était faite cette substance et c’est mieux ainsi.

Le manque, pour moi, est chaque jour plus violent et ce soir j’ai décidé d’en finir. Le tournevis, le crochet et le couteau sont prêts. Lorsque vous me trouverez sur ce tapis, dites à ma mère que j’implore son pardon pour ne pas avoir réussi à rester son « gentil ».

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