Comme la neige (Nicole Lachat-Trezzini)

 La neige me fait penser à toi, elle est pure et légère. Cela me rappelle nos nombreuses années de vacances passées à Vercorin accompagnés de nos enfants et de nos amis. J’aime la neige car le flocon tombe toujours au bon endroit. Toi aussi, tu es tombé au bon endroit en devenant mon ami, mon confident pendant toutes ces années dans notre petit village niché aux creux des vignes. Que de choses nous avons partagées ensemble depuis la naissance de mes enfants ! Tu m’as donné le goût de l’écriture, toi qui écrivais partout des petits mots tendres et des sketchs pour dérider nos diaboliques fêtes d’été. Te souviens-tu, lorsque j’avais organisé une fête sur le thème du festival de Cannes, tous nos amis avaient sorti leurs plus beaux habits, et même le tapis rouge, toi tu es apparu en simple badaud. Une autre année, quand le thème était les jeux olympiques en plein mois d’août, certains étaient venus en tenue de ski, mais toi, pour faire de l’effet, tu es venu à cheval, toi qui en avais une peur bleue ! A cheval, alors que je n’avais pas d’écurie ! Te souviens-tu des pépites de lumière qu’il y avait dans les yeux de mes enfants ? Sans toi, mon ménage n’aurait pas tenu, tu étais mon appui, ma béquille, un cocktail de tendresse et d’attention que je n’avais jamais connu. Tu passais chaque soir boire ton petit verre de blanc et apporter une tranche de soleil. Mes trois enfants t’aimaient tant. D’ailleurs, tu as été le brillant parrain de notre dernier fiston. Tu étais si différent, tu étais resté avec ton âme de gosse. Tu avais été à l’Université, mais tu n’avais pas fini tes études, tu ne finissais jamais rien, tu préférais commencer, alors toi si fin, si long, pas très costaud, tu as transporté des bouteilles de bière. Tu t’es investi dans beaucoup de métiers, des métiers sans reconnaissance, cependant on n’avait d’yeux que pour toi. Tu aurais voulu devenir animateur ou quelque chose comme ça. J’aimais te voir marcher, tu marchais sur la pointe des pieds, comme un enfant autiste, ou alors comme si le Bon Dieu tirait trop sur la corde pour te garder vers lui. C’est Catherine, ta femme, ma meilleure amie, qui nous a inscrit à des cours de théâtre. Tu étais maladroit comme une marionnette à qui il aurait manqué une ficelle. Tu nous faisais rire, tu te faisais rire, tu avais cette distance qui rapproche les êtres. Tu détenais cette faculté de nous rendre plus extraordinaire que ce que nous ne l’étions. Et quelle surprise, le matin de mes quarante ans ! Dans quelle parcelle de ton cœur as-tu eu cette idée ahurissante de décorer toute ma rue, enfin toute la rue du Lavoir, avec des pancartes, banderoles, drapeaux, comme si j’avais été une femme à élire au parlement ? Tous les habitants du village furent au courant, au courant du flot incessant de notre amitié. Oui, nous étions comme deux âmes sœurs, « frères jumelles » disais-je, juste 17 jours séparaient ta naissance de la mienne. Tu me répétais que, lorsque tu serais là-haut, tu me lancerais la corde. Comme si tu savais d’avance que sur ton beau visage d’ange aucune ride ne viendrait, comme si tu pressentais que sur tes boucles mordorées ne viendrait jamais se déposer un seul cheveu blanc. Puis un soir, tu es venu, personne n’imaginait que ce serait le dernier soir. Tu plaisantais avec mon grand, tu n’arrivais pas à arrêter de lui dire : « au revoir », en tendant ta main droite sur sa main droite comme les meilleurs copains du monde. Je revois l’image. Arrêt sur l’image. Tu n’arrivais pas à partir. Deux heures plus tard, après ton entraînement de foot, chez toi, en présence de tes deux filles et de ta femme, tu es parti, à 42 ans, une crise cardiaque foudroyait ton cœur si fragile, si altruiste. Comme la neige sous un rude coup de soleil, du jour au lendemain, ta présence a fondu laissant apparaître toutes les aspérités du manque d’amour. De les écrire, ces mots me font ressentir les mêmes symptômes que lors de ta mort, une douleur lancinante, comme des coups de poignard me traversant le cœur. Je regarde par la fenêtre, c’est tout blanc. Les flocons qui dansent détiennent ce mystère de rendre à l’âme une joie candide. Quelle lumière !

 

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