3ème prix du concours 2013

L’Expérience

J’ai ouvert les yeux. Je ne me souviens de rien. Comme si un brouillard épais avait voilé mes souvenirs. L’unique chose dont je me rappelle c’est ce choc, un homme près de moi, puis le brouillard dans lequel je m’enfonçais. Une nuit toujours plus profonde, un long sommeil sans rêves. Combien de temps cela a-t-il duré ? Des jours ? Des semaines ? Des mois ? Je ne sais même pas si je suis un homme ou une femme. Je suis engourdi et je ne sens pas mes jambes. Mes muscles sont tendus comme de la pierre, je ne peux pas bouger.

D’où je suis, j’aperçois des immeubles aux allures tristes, grisés par le temps. Au loin, un parc où s’agitent une multitude d’enfants espiègles. Le soleil m’aveugle et pourtant, malgré des efforts considérables, mes paupières refusent de se fermer. Témoin impuissant d’un spectacle dont j’aurais raté l’intrigue.

Soudain, un bruit de pas se rapproche. Quelqu’un est là, tout près, je sens son regard sur moi. J’essaye en vain de tourner la tête dans sa direction. A défaut de savoir qui je suis, il faut que je sache au moins où je suis.

C’est un homme, d’une cinquantaine d’années, les cheveux grisonnants attachés en queue-de-cheval. Il porte un pantalon blanc en toile épaisse et un pull blanc sur lequel est inscrit : « Je ne parle pas aux cons, ça les instruit. » Il me regarde fixement et je vois briller sur sa joue une larme qui s’achemine doucement à la commissure de ses lèvres. Il ne parle pas. Il reste là, un peu hébété, et me regarde avec intensité. Son visage m’est parfaitement inconnu, mais je sens dans sa présence un réconfort, quelque chose de familier. Ses mains tremblent un peu. Au bout de dix minutes, il pousse un profond soupir.

– Toi et moi, on est un peu pareil, dit-il.

Il me regarde comme s’il attendait une réponse, puis ses talons claquent et je l’entends disparaître au loin.

Je crois que j’ai eu un accident. Je dois sûrement être dans une chambre d’hôpital.

Dans le parc, une maman appelle son enfant.

– Heike, viens maintenant! C’est la dernière fois que je te le demande. Un, deux…

Le gamin court aussi vite que ses petites jambes le lui permettent. Il sait qu’à trois, tous ses espoirs d’obtenir la toupie télécommandée dont il rêve depuis des semaines seront annihilés.

D’un seul coup c’est l’évidence. Comme si une partie de moi m’était rendue. Merci petit gars. Comment avais-je pu oublier? Mon prénom, c’est Seiko. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, à l’affût du moindre indice que me laisseraient entrevoir mes cellules grises.

Mais à part mon prénom, le constat est maigre. Je ne me souviens de rien d’autre. Occupé à mes pensées, je n’ai pas entendu l’homme approcher. Mais ses paroles m’ont sorti du rubix mental dans lequel je me trouve.

– Salut mon pote ! Comment tu vas ce matin ?

C’est monsieur Queue-de-cheval. Il a troqué son aimable pull contre une chemise à carreaux.

– J’espère que tu te plais ici. Regarde, je t’ai apporté une petite surprise.

L’homme sort de sa besace une bouteille de whisky et la porte à ses lèvres.

– Rien de tel pour se remonter le moral. Pas vrai ?

Il boit comme un trou. Ce qui me fait penser que non seulement je suis un amnésique incapable de bouger dans un hôpital complètement inconnu et qu’en prime mon meilleur pote est un ivrogne.

– Tu t’en fous toi hein ? Je sais que je déconne complètement, mais je vois pas d’autres issues. C’est la seule chose qui me permette encore de tenir le coup. Ca doit être bien de ne pas se souvenir. C’est la seule chose qui nous sépare. Pas vrai, mon pote ?

J’aimerais lui demander ce que je fais là, lui demander ce qui m’est arrivé mais aucun son ne sort de ma bouche. Je me sens aussi carpe que muet.

Queue-de-cheval secoue la tête. Il tient fermement sa bouteille et d’un coup sec l’envoie par-dessus la balustrade, dans le vide.

– C’est ce qu’il faut que je fasse. J’ai plus le choix maintenant et tu vas m’aider. Pas vrai, mon pote ?

Ca fait plus de vingt-quatre heures que je suis là et à part mon pote Queue-de- cheval je n’ai vu personne. Est-ce que ce foutu personnel médical daignera enfin me donner quelques explications ? Pourquoi personne ne s’occupe de moi ?

Il est midi, Queue-de-cheval est parti. Une femme s’approche de moi et me tend un sandwich en rigolant. C’est une infirmière. J’avais raison, je suis bien dans un hôpital. Mais pourquoi ricane-t’elle comme ça ? Suis-je si comique ? Et même si j’avais faim, je serais incapable d’attraper son sandwich. Quelle sadique, cette poufiasse. Et comme si elle avait lu dans mes pensées, elle ajoute :

– T’es pas forcément le bienvenu ici, mais faut faire avec.

Et elle me tend son badge pour que je vois son nom. Patricia Morel, infirmière chef.

– Tu vas te souvenir de moi, cafardeur !

Deux ou trois autres blouses blanches s’approchent et s’éloignent aussitôt dans un flot de palabres.

Elle est drôlement gonflée, celle-là.

Je rassemble toutes mes forces pour mettre de l’ordre dans ma tête. Et d’un coup tout devient clair. Je suis ici comme un animal de laboratoire. Je participe à une expérience scientifique sur la mémoire.

Le lendemain, j’ai droit à un défilé dans ma chambre. Les blouses blanches se succèdent et certaines me disent bonjour ou me donnent une grande claque en poussant un juron. D’autres ne m’adressent même pas un regard. Je n’ai rien avalé depuis deux jours, mon estomac est noué. Et comme s’ils avaient tout prévu, ils m’ont mis sous perfusion. J’entends parfois le bip de l’appareillage. Suis-je devenu fou ? Suis-je dans un hôpital psychiatrique ?

Je trouve que la plaisanterie a assez duré. Je veux que quelqu’un m’explique quelle est cette expérience à laquelle je participe.

A midi pile, mon pote est de retour. Sa présence me redonne espoir d’en apprendre un peu plus sur ma raison d’être ici.

– Tu vas leur rendre bien service mon pote ! Même s’ils font la tronche, laisse-leur un peu de temps pour s’habituer. Ils finiront bien par s’y faire.

Queue-de-cheval a laissé pendouiller ses cheveux. Il est mal rasé et semble fatigué.

– C’est la dernière fois qu’on se voit mon pote. Ta nouvelle vie commence maintenant et la mienne est sur le point de s’achever.

C’est la fin de l’après-midi, une épaisse couche de neige a recouvert les toits des immeubles adjacents et mon pote sort une bouteille de son sac.

– Ca, c’est pour me donner du courage.

Il boit une grande rasade de liquide ambré.

– Fin du voyage.

Il s’approche de la balustrade.

J’aimerais pouvoir lui dire quelque chose et je me rends compte que je n’ai aucun souvenir de ma propre voix.

Depuis combien de temps n’ai-je pas prononcé un mot ? J’aimerais lui dire que depuis trois jours, il est le seul à m’adresser la parole avec humanité. J’aimerais pouvoir le retenir mais je sais qu’il va sauter. Cet homme va mourir.

Il faut que je bouge. Je dois pouvoir y arriver. M’approcher de lui et le retenir. Si seulement j’arrivais à produire un son, peut-être que je pourrais changer le cours des choses ?

– Tout le monde descend.

Il enjambe la balustrade.

Non ! Ne fais pas ça. Tu es mon seul espoir de comprendre quelque chose à cette histoire de dingue. Reste avec moi et continue à me parler. Parle-moi de toi. Dis-moi quelle souffrance te pousse au bord du vide ? Dis-moi.

Je dois bouger. Je dois.

Soudain, je sens que je peux bouger. Je fais un pas en direction de Queue-de- cheval. Pourvu qu’il ne saute pas maintenant, pas encore. Je suis à peine à deux mètres de lui et il ne me voit pas arriver. Il regarde le vide.

– Putain c’est haut !

Il est à portée de main et tout va très vite. On dirait que j’ai récupéré toutes mes facultés corporelles. Je cours et j’ai l’impression de voler vers lui. Des images défilent à une vitesse ahurissante. Ca y est, je le tiens. Puis tout va très vite, trop vite. Des images défilent dans ma tête à une vitesse incroyable. Et puis d’un seul coup, il fait nuit. Je crois que je suis mort.

Patricia Morel commençait tôt ce matin-là. Après un déjeuner frugal, elle sortit de chez elle et emprunta les transports publiques qui la conduisaient devant l’entrée de l’hôpital. Elle arriva avec vingt minutes d’avance. Elle aimait prendre le temps de lire tranquillement son journal et boire un café avant de commencer son service. Et ce qu’elle appréciait par-dessus tout, c’était de ne pas être dérangée.

– Tu connais la nouvelle ?

– Non. Répondit la jeune femme sans relever la tête de son journal.

– C’est Seiko. C’est moche.

Patricia tourna la tête en direction de son collègue et attendit la suite.

– Seiko, il a tué un mec.

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– Lis l’article page onze. Marc fit un signe de la tête qui désignait le journal.

La jeune femme le feuilleta et lu l’article en page onze.

Hier soir, un réparateur, employé à l’hôpital et âgé d’une cinquantaine d’année a enjambé la balustrade de la terrasse du CHUV à Lausanne et a sauté dans le vide. L’homme a fait une chute de douze mètres avant d’atterrir sur la bâche d’une remorque garée en contre-bas. Miraculeusement, l’homme a survécu à sa chute. Des témoins l’ont vu se relever et proférer quelques jurons. Mais le drame est survenu quelques secondes plus tard lorsqu’une pointeuse s’est mystérieusement descellée de la terrasse de l’hôpital et est venue s’écraser sur l’homme.

Nicole Andenmatten

3e prix concours écriture « Je est un/une autre »

 

Ce contenu a été publié dans Non classé, Textes des gagnantes du concours 2013. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.