2ème prix du concours d’écriture 2017 (Tamara Mantegazza)

Siracusa-Villarboit

« Buongiorno »

J’ai tellement voulu partir. Partir de là-bas, partir d’ici aussi.

Maintenant que je suis là, je ne peux tout de même pas considérer que je suis arrivé quelque part ! Et pourtant… Ici, c’est nulle part. C’est avant ou après, mais jamais ici. Ici n’est pas un lieu où l’on est. On en vient, on en part, on ne reste pas. Sauf moi.

« Buongiorno »

Il n’y a pas plus nulle part qu’ici. Je croise davantage d’êtres humains que je n’en aurais croisés là-bas en toute ma vie, mais pour autant je ne rencontre personne vraiment.

« Buongiorno »

Ils me voient, c’est sûr, comment ne pas me voir. Mais en même temps ils ne me voient pas. Ou ne veulent pas me voir, je ne sais pas. Je suis pourtant ici tous les jours que Dieu fait depuis plus d’un an. Je ne verrai plus jamais une seconde fois ces personnes qui ne font que passer pour se rendre, elles aussi, ailleurs.

Pour moi, ailleurs s’est arrêté ici. Villarboit.

« Buongiorno, tutto bene ? »

Pas un ne me regarde. De temps en temps un coup d’œil rapide, gêné ou irrité, surpris ou déjà lassé, mais jamais, non jamais un vrai regard.

Je crois que je leur fais peur. Avec mon mètre quatre-vingt et ma peau d’ébène luisante même en plein hiver, je détonne dans le paysage. La veste de ski à rayures fluo et le bonnet en laine « Benett », le tout campé dans des bottes trop petites, taille 44 fourrées pour l’hiver, me font ressembler à ce que je suis devenu : un migrant, un sans-logis. Un « sans » quoi.

Quand tu es comme moi, on ne te définit plus par ce que tu fais, dis ou penses. On te décrit et te définit par tout ce que tu n’as pas ou plus. Des papiers, de l’argent, une nation, une adresse, une langue, un travail, un lieu où aller.

« Buongiorno. Hello ! »

Posté à côté des toilettes de la station-service de l’autoroute « Milano-Aosta », à Villarboit, je salue à l’entrée et à la sortie des WC. Les filles surtout. Pas que j’aie la moindre velléité de leur plaire ou de les séduire, non, mais seulement parce que les filles, les femmes en général, manifestent encore quelque chose à mon égard.

« Ciao, come va ? »

Les hommes m’ignorent ou même, je commence à le croire sincèrement, ne me voient tout simplement pas. Ils sont déjà après, plus loin, au volant, au km 352, arrivés quelque part, ils me traversent comme un courant d’air.

Les filles, elles, réagissent toujours. Gênées, surprises, dérangées, touchées, interpellées, culpabilisées. Du coup, elles trébuchent devant moi, me sourient très brièvement, marmonnent un « buongiorno » tronqué avec ou sans accent, se rigidifient, serrent leur sac à main contre elles, rajustent leurs lunettes sur le nez, se frottent les mains l’une contre l’autre, s’écartent d’un pas ou le pressent davantage. Quoiqu’elles fassent, elles réagissent à ma personne, elles réagissent parce qu’elles me voient encore. J’existe donc.

C’est peut-être pour cela que je ne cherche même plus à quitter l’aire d’autoroute de Villarboit. Ici au moins, je cultive l’impression fugace d’être encore quelqu’un. Dérangeant, sale et seul, mais quelqu’un.

« Buongiorno »

S’ils savaient d’où je viens. Seuls les meilleurs, ceux en qui tous les espoirs reposent, les plus vaillants, sont choisis pour faire le voyage.

S’ils savaient que là-bas un prénom suffit à te donner une personnalité, une histoire. Ton prénom est ton unique passeport.

« Buongiorno »

S’ils savaient ces « avantindrè» que là-bas j’étais quelqu’un. Pas un quelqu’un d’important ou quoi, non, mais juste quelqu’un. Un homme qui a un prénom, une famille, une histoire. Une histoire qui n’intéresse plus personne désormais, qui ne sera plus racontée, jamais.

Mon histoire commence et finit chaque jour ici à Villarboit par cet unique mot : « Buongiorno »

Tamara Mantegazza

 

1. Du dialecte lombard, littéralement « avant-arrière », ceux qui sont en mouvement, qui vont et viennent.

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