2ème prix du concours 2013

« JE EST UN/UNE AUTRE »

Au début des années 1960, alors que j’entamais ma vie professionnelle de traducteur, on me confia un travail consistant à transcrire une bande magnétique puis à la traduire en français. Ecouteurs sur les oreilles, je compris assez rapidement qu’il s’agissait d’une conférence publique. Le fort accent texan du conférencier me renseigna sur ses origines mais j’avoue aujourd’hui que je ne me souviens plus très bien de quoi parlait son discours. En revanche, je me rappelle qu’il débutait par une blague.

C’était l’histoire de deux types qui se rencontrent dans la rue. Le premier se précipite, rayonnant, vers le second :

– Bravo, Mr. Martin, je vous félicite pour ces 600’000 dollars que vous avez gagnés hier soir !

– Je ne les ai pas gagnés, répond le second, je les ai perdus !

Suit un moment de flottement puis le second ajoute :

– A propos, je ne suis pas Mr. Martin, je suis Mr. Bean !

Là, toute l’assemblée éclatait de rire dans ma bande sonore et cela durait un bon moment. Je n’ai jamais très bien compris ce qu’il y avait de drôle dans cette histoire. Prendre une personne pour une autre, cela peut arriver à tout le monde et à mon avis, ça n’a rien de rigolo. Quoique.….

Bien des années plus tard – j’avais entre-temps pris ma retraite – une voix féminine m’interpella alors que je déambulais dans ma rue.

– Christian ! s’exclama-t-elle, tu ne me reconnais pas ?

Je dévisageai la personne qui me faisait face. Elle semblait avoir plus ou moins le même âge que moi. Non, je ne la reconnaissais pas. Si mes cheveux étaient devenus poivre et sel au cours des ans, les siens avaient par contre subi une teinture châtain. Relevés en chignon, ils encadraient un visage oblong aux lèvres bien dessinées et des yeux bleus pétillants. Devant mon hésitation, mon interlocutrice renchérit :

– Christian, je suis Marceline, ta cousine !

J’assurai la dame qu’elle s’était trompée de personne. Je ne m’appelais pas Christian et je n’avais aucune cousine du nom de Marceline. Marceline parut hésiter à son tour. Elle avait perdu sa belle assurance. Elle sourit, découvrant un écrin de dents éclatantes, s’excusa, me salua puis disparut dans la foule. Un incident banal, somme toute, mais qui me rappela la blague évoquée plus haut.

Je n’avais jamais vu cette Marceline dans mon quartier mais les jours suivants, je m’aperçus que je la cherchais inconsciemment dans la rue.

Il ne se passa pas longtemps avant que je la croise au rayon fruits et légumes de mon supermarché. En fait, je l’avais repérée depuis quelques minutes et je la suivais discrètement dans les allées du magasin. Au moment qui me sembla opportun, je fis semblant de m’apercevoir de sa présence. Elle me dévisagea, surprise :

– Christian ?

– Oui !

– Comment vas-tu ? Cela fait si longtemps que je ne t’ai pas vu ! Figure-toi que j’ai croisé l’autre jour un type qui te ressemblait comme deux gouttes d’eau. Je l’ai abordé mais ce n’était pas toi. J’ai vraiment eu l’air idiot. Alors raconte, tu es à la retraite maintenant, pépère !

– Oui !

– Tu ne t’ennuies pas trop de l’hôpital ? La salle d’opérations, ça ne te manque pas ?

– On s’y fait !

En quelques paroles, je n’étais plus Rémy, le traducteur, j’étais devenu Christian, le chirurgien. Ou peut-être l’anesthésiste ? Qui sait ? Le jeu m’amusait.

– Et ta femme, comment va-t-elle ? demanda Marceline

J’étais un célibataire endurci.

– Elle va bien, merci.

– Ton fils est toujours en Amérique ?

– Toujours !

– Et ta fille est à Londres, n’est-ce pas ?

– C’est exact !

En quelques secondes, je venais de me créer une famille en Amérique et en Angleterre ! Je dévisageai cette femme inconnue, me demandant si elle était vraiment sincère ou si elle me jouait la comédie. Mais ce jour-là, je n’en sus pas plus.

J’aurais bien voulu en apprendre davantage sur Christian. Ou sur Marceline. Et je me disais qu’en examinant tous les mecs du quartier, j’aurais peut-être quelque chance d’y découvrir mon alter ego puisqu’il semblait habiter en ces lieux. Quoi qu’il en soit, c’était assez inhabituel, voire grisant, d’être « deux en un », de disposer en quelque sorte d’une  « personnalité de rechange », un peu comme d’une résidence secondaire dans laquelle on va se ressourcer sans quitter la première, d’observer les autres à travers un masque, de voir sans être vu… Mais pour découvrir Christian, encore fallait-il qu’il vieillisse au même rythme que moi…

Petit à petit, je m’étais donc pris au jeu de cette double personnalité. J’avais appris ainsi que Marceline était la veuve d’un médecin, ami de Christian, dont elle était tombée éperdument amoureuse lors d’un bal d’étudiants. Que celui-ci lui avait donné trois filles qui, elles-mêmes, avaient chacune un enfant. La famille s’agrandissait…

De Marceline, j’appris qu’elle avait été laborantine puis mère au foyer et de moi, Christian, que j’avais un voilier et une maison en Corse. Tout un programme !

Marceline allait-elle un jour se réveiller de ses fantasmes ou découvrir la réalité ? Qui, dans ce petit jeu, bernait l’autre ?

Au bout de quelques mois, il me fut donné de rencontrer le véritable Christian et j’admets que la ressemblance était troublante. Même Marceline s’y était trompée. Mais ce jour-là, c’était bel et bien en présence du vrai Christian qu’elle se trouvait, attablée au restaurant du centre commercial du quartier. Je la voyais bavarder joyeusement face à mon alter ego qui l’écoutait calmement, souriant devant sa tasse de café. Cet homme me ressemblait à un tel point qu’instinctivement, je me mis à l’observer minutieusement comme dans le jeu des sept différences où le joueur doit comparer deux dessins. Certes, sa cravate n’était pas à mon goût et je le trouvais bien formel pour un chirurgien ou un anesthésiste à la retraite. Mais cela ne suffisait pas à représenter une différence qui aurait pu faire douter Marceline. En revanche, il portait une alliance et moi une chevalière. Cela n’avait pas interpellé Marceline.

Pendant quelques minutes, j’hésitai. Fallait-il que je me montre au risque de briser ce charme qui nous frappait, Marceline et moi ? Ou pouvais-je garder entrouverte, cette porte de l’imaginaire qui permet de s’évader du quotidien ? N’avais-je pas acquis – virtuellement – une charmante cousine, une famille en Amérique et en Angleterre, une femme et des enfants, un voilier, une résidence secondaire en Corse et une multitude de petits-cousins ? Marceline m’avait offert du rêve et je lui en avais donné à mon tour. Et dans notre monde de brutes, offrir du rêve à l’autre, ce n’est pas banal. Cependant, s’il était évident que Marceline était et serait toujours unique, des deux Christian, l’un devait demeurer, l’autre disparaître. Mais comment ? Car tôt ou tard, à ce petit jeu, les deux Christian allaient inévitablement se trouver en présence l’un de l’autre. Cela ne tarda pas.

– Tu sais, me confia ce jour-là Marceline rencontrée au marché, j’ai bien réfléchi à ce que tu m’as dit l’autre jour au resto. Je crois que tu as raison. Je vais suivre ton conseil.

J’attendis, perplexe. Elle avait pris mon bras et nous marchions côte à côte dans la rue, sous le soleil.

– Voilà, dit-elle sur le ton de la confidence, je vais accepter la demande en mariage de Joël et je te demande d’être mon témoin à la Mairie. Mes filles sont enchantées, elles trouvent Joël adorable et moi, je n’en peux plus de ma solitude. Tu me comprends ?

– Tout-à-fait ! dis-je, je te félicite pour cette décision et je me réjouis de te voir si heureuse !

Sans le savoir, Marceline venait de m’offrir la possibilité de m’éclipser discrètement de sa vie. Elle avait en effet les coordonnées du vrai Christian mais elle ignorait celles du faux. J’allais donc enfin pouvoir retrouver mon identité, moyennant quelques changements. Dès ce moment-là, je me laissai pousser la barbe et la moustache. Pendant quelque temps, je ne sortis de chez moi qu’en de rares occasions et si possible de nuit. Chaque jour, il me semblait me défaire d’une parcelle du vrai Christian. Au bout de quelques semaines, la transformation physique était telle que je me surprenais moi-même en me regardant dans le miroir. J’avais presque l’air d’un clochard ! Mais comme je n’ai pas de famille, cela ne surprenait personne.

Cela a duré quelques mois. Puis, j’ai décidé de redevenir moi-même. Il m’a fallu quand-même un certain temps pour me défaire de mon sosie. Car ce n’est pas évident d’être deux dans un même corps, surtout lorsque l’on cohabite avec une personne dont on ne connait ni les défauts ni les qualités. Finalement, j’avoue que j’ai bien aimé ce Christian de rechange. Il m’a offert une seconde vie et un second métier, sans doute tout aussi passionnant que celui que j’avais choisi car comprendre la langue de l’autre peut aussi contribuer à sa guérison dans certains cas.

En ce qui concerne Marceline, je ne prétends pas avoir contribué à sa guérison en acceptant d’endosser momentanément le rôle de cousin mais ce que je sais, en revanche, c’est que ma route a traversé la sienne au moment précis où elle avait un problème à résoudre ou plutôt un cas de conscience : rester fidèle à la mémoire de son défunt mari ou épouser l’homme qui l’aimait. Et ça, ce n’est pas dû au hasard.

Je vais maintenant devoir reconquérir Rémy le traducteur, réintégrer son corps et retrouver le cours normal de ma vie. Ce ne sera pas difficile. Il m’arrive encore de recevoir des mandats et je les accepte pour arrondir mes fins de mois. Demain, je dois servir d’interprète à un industriel qui ne parle que le chinois. Je me rase, je m’asperge d’after-shave, Rémy le traducteur vient de renaître.

******

L’autre jour, j’ai croisé Marceline dans la rue. Elle était au bras d’un type élégant avec qui elle devisait joyeusement. Elle ne m’a pas reconnu, bien que nos regards se soient croisés, mais j’ai eu le temps d’apercevoir une alliance à sa main gauche.

Aujourd’hui, je suis reconnaissant à Marceline de m’avoir offert cette parenthèse dans le rêve, même si elle faisait semblant. Je sais maintenant, grâce à elle, que j’ai un fils en Amérique, une fille à Londres, un voilier et une maison en Corse et une femme à mes côtés.

Et dans notre monde de brutes, offrir du rêve aux autres, ce n’est pas banal….

Danielle RUSSELL

2ème prix concours écriture « Je est un/une autre »

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