1er prix du concours d’écriture 2018 (Josette Bovet)

 

Premier amour

Elle est debout sur l’étagère de la vitrine, les bras légèrement repliés, une main tendue vers moi. Une robe rose à volants, de toutes petites sandales blanches vernies, une petite bouche rouge en cœur, des yeux bruns sous des cils épais, un ruban rose dans les cheveux. Oh ces cheveux ! Bruns, si longs ! Je dénoue en rêve le ruban qui les maintient, ils descendent jusqu’à la taille, je caresse la soie de la chevelure, je la peigne, je la tresse. Cette poupée est pour moi, je n’en doute pas une seconde, je lui donne déjà un prénom dans le secret de mon cœur.

Je ne me souviens plus de l’âge que j’avais à l’époque. Assez petite pour croire encore au Père Noël, mais déjà assez âgée pour aller à l’école toute seule et passer quatre fois par jour devant la boutique de jouets. Quatre fois par jour, je vérifie que ma poupée est toujours là, qu’elle m’attend. Cette main tendue vers moi, c’est une preuve ! Et je crois bien qu’elle a cligné des yeux. Je lui parle : « Tu sais, je t’ai tricoté une écharpe, elle est rose, comme ta robe, elle te tiendra chaud parce que tu n’es pas très habillée, avec cette robe à manches courtes, tu dois avoir froid dans ta vitrine. Quand tu seras à la maison, tu dormiras avec moi et on se racontera des histoires ».

Je me hâte d’écrire ma lettre au Père Noël. Je choisis un joli papier, je m’applique à écrire comme la maîtresse me l’a appris, avec les pleins et les déliés. Je lui décris ma poupée avec précision, je lui rappelle mon adresse avec plus de précision encore. « Il n’y a pas de cheminée chez moi, il faudra que tu passes par la porte. Mes chaussons, ils sont blancs et bleus. Ne te trompe pas, les pantoufles rouges, ce sont celles de ma petite sœur. Je t’ai tricoté une écharpe pour que tu n’aies pas froid, j’espère qu’elle est assez longue car je n’avais pas beaucoup de laine. J’en tricote aussi une pour ma poupée, elle est rose, comme sa robe. Mon papa te laissera un verre de vin sur la table pour te réchauffer et ma maman gardera pour toi un morceau de bûche au chocolat. Il sera sur la table, à côté du verre. Je sais que tu aimes ce gâteau, l’année dernière tu n’en as pas laissé une miette. Je serai toujours sage dorénavant, je te le promets, je mangerai les épinards et je ne tirerai plus les cheveux de ma petite sœur ». Je poste ma lettre en ayant soin de coller un timbre sur l’enveloppe, bien que maman me dise que c’est inutile, que les courriers adressés au Père Noël n’ont pas besoin d’être affranchis, mais je ne veux prendre aucun risque.

Le jour de Noël, je me réveille à l’aube et me précipite sous le sapin, encore ensommeillée mais le cœur battant. Un long paquet enrubanné est posé à côté de mes chaussons. Un beau papier doré qui rivalise avec le brillant des boules et des guirlandes. Je suis un peu étonnée, il est bien long ce paquet! Dans la vitrine, ma poupée me semblait plus petite. Je dénoue fébrilement les rubans, je déchire le papier doré, la boîte est fermée par du scotch, je suis si impatiente que mes doigts tremblent en déchirant le papier collant. Après un temps qui me semble interminable, j’ouvre enfin la boîte … une grande poupée blonde aux cheveux courts, blottie dans du papier de soie rose, me tend les bras et me regarde de ses yeux de porcelaine bleue qui me glacent le cœur.

Elle était certainement magnifique, cette poupée, mes parents l’admiraient, ma sœur en était jalouse. Une si belle poupée, si grande, comment ne pas l’aimer ! Regarde, me disaient-ils, il y a de ravissants boutons de nacre sur sa robe, elle a même des boucles d’oreilles dorées et une petite bague au doigt ! J’ai essayé de cacher ma déception et mon incompréhension, j’ai tenté de refouler les larmes qui perlaient à mes yeux. Je n’ai dit à personne que le Père Noël s’était trompé, que je n’avais jamais voulu cette grande poupée élégante, mais seulement une modeste poupée aux cheveux longs. Pendant plusieurs semaines, j’ai joué avec elle, j’ai tenté de lui fabriquer une longue perruque avec des morceaux de laine, j’emprisonnais ses cheveux courts dans un grand foulard avec lequel je tentais de faire un chignon ou une queue de cheval. Mais le cœur n’y était pas, elle n’a jamais dormi avec moi, je ne lui ai pas mis autour du cou la petite écharpe rose et je ne lui ai jamais raconté d’histoires. J’ai fini par l’abandonner à ma petite sœur.

Longtemps je me suis demandé ce qu’était devenue ma poupée car, quelques jours après Noël, j’avais vérifié qu’elle n’était plus dans la vitrine. Le Père Noël avait-il préféré l’offrir à une petite fille plus sage que moi ? Est-ce que cette petite fille avait pensé à lui tricoter une écharpe, est-ce qu’elle la serrait sur son cœur comme j’avais si souvent rêvé de le faire ?

Je suis devenue une grande fille, puis une jeune fille, une femme enfin. Ce Père Noël qui m’avait tant déçue, j’ai fini par lui pardonner et lui redonner vie pour mes filles, puis pour mes petits-enfants. Mais, pendant plus de cinquante ans, j’ai eu un pincement au cœur à l’approche de Noël. Chaque année, j’ai regardé les enfants ouvrir leurs cadeaux, en espérant découvrir dans leurs yeux une lueur d’émerveillement.

Et puis un jour, ma fille a eu une fille à son tour et elle l’a prénommée Sarah. Sans rien savoir de mon histoire, elle lui a donné le prénom secret de ma poupée. Sarah a une jolie bouche rouge en cœur, des yeux bruns derrière des cils fournis et elle aime beaucoup les histoires que je lui raconte. Elle a de longs cheveux bruns que je peigne, que je lisse et que je tresse sans jamais me lasser. J’espère qu’elle aimera la petite écharpe rose que je suis en train de lui tricoter.

1er prix 2018 Josette Bovet

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